Renouveler la mémoire architecturale: Bâtiments historiques de Néo Faliro
2020 | Jan
À partir du dernier quart du XIXe siècle, l’architecture de la banlieue Piréote de Néo Faliro (Nouveau Phalère) commence à être dominée par la présence des bâtiments aux styles néoclassique et éclectique. Moins connu sous cette caractéristique, en comparaison avec le centre d’Athènes, le quartier fut, jusqu’aux premières décennies du XXe siècle et grâce à sa proximité avec la mer, un lieu inédit de vacances estivales pour les familles athéniennes aisées. Par la suite, l’augmentation graduelle de la production immobilière s’est attachée au système d’antiparochi (dation immobilière) sans prendre en compte, dans la plupart des cas, la construction antérieure. Ce nouveau modèle de développement était influencé par le contexte socio-économique de l’époque, puisque l’accroissement du nombre des résidents permanents et la recomposition nécessaire du quartier demandaient des bâtiments plus fonctionnels et adaptés à des rythmes de vie de plus en plus intenses. Cet article vise à démontrer la présence ininterrompue des bâtiments historiques de Néo Faliro et à apporter une contribution au débat scientifique plus large, relatif à la gestion de la mémoire architecturale à l’époque contemporaine, et plus particulièrement, au lien entre la morphologie (néo) classique et les représentations occidentales de l’hellénisme tout au long du XIXe siècle. Celui-ci donne un intérêt particulier à l’étude de la symbolique des bâtiments historiques de Néo Faliro. Le renouvellement de la mémoire architecturale locale, et ses rapports avec les enjeux contemporains à différentes échelles, peut contribuer à la compréhension des contradictions internes ainsi qu’à la recomposition nécessaire.
Carte 1: Néo Faliro et les quartiers en voisinage
Lorsque Constantin A. Doxiadis conceptualisa le terme de « Ékistique » en tant que Science des établissements humains, il plaça au centre de son analyse un système composé de cinq éléments/outils qui, vus sous différents prismes (économique, social, politique, technique et culturel), contribuent à l’appréhension de la structure, du fonctionnement et de l’évolution des unités d’habitation : Nature/Environnement, Homme, Société, Coquilles (bâtiments/habitations) et Réseaux (Doxiadis, 1968). Parmi ces éléments, les coquilles constituent l’expression matérielle du rapport dialectique entre l’évolution démographique, le développement économique, les trajectoires socio-historiques et les repères culturels dans le cadre urbain, périurbain ou communal. Ces bâtiments sont, en outre, en contact direct avec les réseaux de circulation, les dynamiques esthétiques prédominantes à chaque époque ainsi qu’avec le degré de résilience des sociétés locales.
De nos jours, les bâtiments/coquilles historiques nous aident à établir un lien entre la tradition et le présent puisqu’elles contribuent à l’appréhension, d’une part, des pressions qui s’exercent sur la ville à travers le temps (économie, flux et reflux culturels, normes et idées, mondialisation) et, d’autre part, de la capacité dont la ville dispose pour faire face à ces pressions. Sous cet angle, les bâtiments historiques de Néo Faliro – nœud périurbain entre le centre d’Athènes et le port du Pirée – offrent une opportunité cruciale pour arpenter l’identité de la mémoire architecturale locale dans l’espace et dans le temps en la reliant à des enjeux géopolitiques et sociaux plus larges.
Le dos contre la mer : L’introversion acquise de Néo Faliro
En Grèce, durant la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale et la Guerre civile (1944-1949), le sujet de la reconstruction du pays fut primordial. À l’aide du plan Marshall et grâce à la relance économique à partir du milieu des années 1950 (Alogoskoufis, 1995), le fort développement du secteur de la construction fut lié à la stabilisation du système politique et au sentiment d’une sécurité financière de la part des citoyens (rôle de la propriété et de la « confiance à la pierre »). Dans le même temps, la mobilité horizontale de la population grecque (exode rural) créa la nécessité d’une construction immobilière rapide et abordable qui fut graduellement associée à des phénomènes qui s’étendaient de la commercialisation et l’uniformisation jusqu’à la destruction du paysage architectural traditionnel et la sévère détérioration de la qualité esthétique (Prévélakis, 2000). Le cinéma grec des années 1960 illustrait le cadre de la demande de la nouvelle habitation post-guerre, au sein duquel l’urbanisation symbolisait l’ascension sociale et trouvait son expression pratique dans les conforts fonctionnels qu’offrait l’appartement en copropriété [1]. Par conséquent, la construction immobilière grecque de la période 1955-1967 a suivi le triptyque stabilisation – urbanisation – reconstruction urbaine et s’est fortement appuyée sur le procédé d’antiparochi (dation immobilière) [2].
L’introduction de l’immeuble à appartements dans le paysage urbain [3] et les nouveaux rythmes de vie ont aussi influencé, bien qu’avec un retard significatif par rapport au centre athénien, les quartiers périurbains qui commencent, à leur tour, à se moderniser au mépris du résultat esthétique. Les exemples les plus significatifs sont les quartiers de Kaminia et de Néo Faliro où les ouvriers, travaillant sur la zone industrielle de la rue Peiraios, ont trouvé un terrain fertile capable d’accueillir le changement de perspective : à partir du milieu des années 1970, l’antiparochi remplace graduellement les maisons individuelles traditionnelles et certains bâtiments historiques en contribuant à la transformation d’une classe entière de petits bourgeois en propriétaires. En même temps, Néo Faliro devient le nouveau nœud entre Athènes et le port du Pirée, ce dernier fonctionnant dès le début des années 1960 comme un deuxième centre après celui d’Athènes. Ce changement fut le résultat des flux migratoires internes et des processus géopolitiques divers ainsi que du diptyque encombrement – pollution émanant de l’augmentation du nombre des véhicules essence circulant dans les rues athéniennes : d’une part, l’arrivée des migrants internes et la création des communautés locales (paroikies) par des Grecs insulaires [4] au sein des banlieues sud (Georgikopoulos, 2018a) et, d’autre part, la tendance inverse d’abandon du centre d’Athènes par les familles aisées en faveur des anciennes banlieues de vacances, surtout à partir des années 1980.
Dans ce contexte, Néo Faliro profite du développement de l’activité économique et culturelle (commerce, industries, entreprises, lieux de divertissement, restauration) qui en découle, malgré le fait que les clients et les employés de ces domaines commencent à opter de plus en plus pour un déplacement en voiture. Aux antipodes, malgré les exceptions notables en faveur d’une planification urbaine stratégique et cohérente [5], une rupture de la mémoire architecturale locale commence à faire son apparition : avec l’émergence des immeubles à appartements Néo Faliro, d’un quartier varié et polyvalent se transforme en une banlieue médiocre. Ce fut le prix à payer pour la mise en œuvre d’un compromis nécessaire ayant pour but de rétablir les équilibres socio-politiques et économiques à l’intérieur d’une Grèce de l’après-guerre (Seconde Guerre mondiale, Guerre civile) en pleine Guerre froide.
La banlieusardisation anarchique et la concentration des migrants internes se sont traduites en dispersion des activités, augmentation des encombrements de la circulation automobile, besoin de renouvellement des transports publics, mais aussi en décentralisation administrative et en nouveaux emplois créés à l’échelle locale. De l’autre côté, le phénomène fut synonyme de construction irréfléchie et d’émergence des grands immeubles à plusieurs étages – « des petits palais luxe avec tous conforts » (Μυλωνάκη, 2012) – à la place des bâtiments historiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ; une forme de « sacrifice » sur l’autel du développement et du nécessaire renouvellement démographique et social. À partir de la moitié des années 1970 et surtout à partir des années 1980, le quartier de Néo Faliro subit une démolition des vieux bâtiments et ses habitants favorisèrent de plus en plus la sécurité qu’offrent l’introversion et l’oubli architectural. Mais en quoi cette mémoire architecturale consiste-t-elle ? À quels processus socio-historiques se relie-t-elle ? Et à travers quelle symbolique interagit-elle avec d’autres échelles géographiques plus larges ?
La période du « cosmopolitisme stratégique »
Jusqu’à l’entre-deux-guerres, Néo Faliro fut le quartier où la bourgeoisie athénienne rencontrait le prolétariat du Pirée. À faible distance des usines locales, appelées aussi fàbrikes, (comme par exemple la station électrique AIS, la chocolaterie ION, les usines CHROPEI, ELAIS, Minerva, IVI, Kerameikos, Indiana et Sarantopoulos, l’Industrie textile hellénique etc.) s’étalaient disséminées des maisons de vacances de style néoclassique et éclectique, habitées par les Athéniens aisés surtout pendant la période estivale.
Sur le front maritime, les Bains (Loutrà) – transportés de Zéa à Néo Faliro – et le Club nautique (Nautikos Omilos) constituaient aussi un lieu de rencontre entre les différentes classes sociales, puisque la plage de Néo Faliro accueillait à la fois les habitants des divers quartiers du Pirée et les familles des Athéniens bourgeois. De même, l’École publique fut un autre lieu de coexistence et d’osmose, au sein duquel les élèves appartenant à des classes sociales très variées ont su créer et maintenir des liens importants. Ceci eut comme résultat l’incorporation des bâtiments historiques dans le reste du tissu social local car, à l’occasion des fêtes, les enfants des propriétaires y invitaient leurs amis et camarades de classe.
Lié à la légère industrialisation locale ainsi qu’au tourisme de luxe (hôtels « Aktaion » et « Grand hôtel de Phalère », kiosque à musique et à rafraichissements « Tarantella »), le développement économique de Néo Faliro exerça un attrait significatif et ouvrit graduellement la voie à l’installation d’entrepreneurs, d’ouvriers-employés, d’habitants aisés du Pirée (comme l’écrivain Pavlos Nirvanas, pseudonyme de Petros Apostolidis) et d’Athéniens retraités en tant que résidents permanents, ce qui enrichit le paysage architectural local avec des maisons individuelles ou mitoyennes typiques du style néo-historiciste de l’entre-deux-guerres (Photos 1-3) Cette tendance caractérisa le quartier jusqu’aux années 1960.
Photos 1-3: Bâtiments d’avant-guerre à Néo Faliro
Source : Ioannis Georgikopoulos
La composition sociale et l’évolution démographique de Néo Faliro (Tableau 1) 1) [6] démontrent l’extroversion et l’esprit ouvert qui caractérisaient la banlieue en tant que lieu d’osmose entre ces éléments très hétéroclites, auxquels avaient déjà été rajoutés comme résidents permanents une partie des réfugiés issus de l’Asie Mineure [7] ainsi que les descendants et héritiers des propriétaires de certains bâtiments historiques (comme par exemple les familles Giannopoulos, Kotzamanoglou, Lorandos, Papaggelis, Farao, Christophi etc.)
Tableau 1: Évolution démographique de Néo Faliro 1889-1961
Le caractère extroverti de la banlieue s’inscrivait dans la continuité du courant du dernier quart du XIXe siècle, période pendant laquelle Néo Faliro commença à s’organiser et à se développer en profitant du renforcement de l’activité économique du Pirée de l’après 1870 (Μαλικούτη, 2004). Sous le roi Georges 1er, la déviation de la locomotive à vapeur Pirée-Athènes (Journal officiel –ΦΕΚ 18/1869 – Décret relatif à la liaison ferroviaire entre les Bains publics de Néo Faliro et la ligne Athènes-Pirée), destinée à faciliter l’accès à la crique de Néo Faliro, ouvrit la voie à l’émergence d’une architecture périurbaine. Par la suite, le tramway à vapeur (1887) puis le tramway électrique se présenta comme un mode de transport alternatif pour le trajet Athènes-Faliro. À partir des années 1880, les premières maisons de vacances ont fait leur apparition, en devenant des lieux de réunion pour les familles bourgeoises athéniennes et les intellectuels de l’époque. Le manoir du poète satirique Georges Souris (Photo 4), où les écrivains appartenant à ladite « Nouvelle École d’Athènes » (appelée aussi « génération de 1880 ») organisaient des soirées culturelles, en constitue un exemple significatif. Dans le même temps, Néo Faliro fut reconnu en tant que localité de la municipalité du Pirée (1876) et au recensement de 1889, elle comptait 242 résidents permanents.
Photo 4: La résidence de Georges Souris à Néo Faliro.
Source : Ioannis Georgikopoulos
Jusqu’à l’entre-deux-guerres inclus, le quartier a maintenu sa place dans la conception des plans d’urbanisme soit sous forme de projets pour la création des complexes de manoirs sur des terrains autour des rues suivant l’inclinaison du fleuve Céphise (comme par exemple les plans de Ludwig Hoffmann), soit sous forme d’études d’aménagement urbain (comme celles proposées par Stilianos Leloudas) accompagnées de suggestions pour la création des zones de divertissement (« Endroits des Côtes » – Akton Periochi) qui s’étendraient de Tourkolimano à Paléo Faliro (Φιλιππίδης, 1984: 116-120).
La création de ces bâtiments, de concert avec la construction des hôtels de luxe (comme « Aktaion » et « Grand hôtel de Phalère ») le long du front maritime, s’est appuyée sur la tradition classiciste tout en intégrant des éléments éclectiques. Cette synthèse d’influences, de combinaisons et de formes architecturales fut ancrée dans le respect des conditions locales et des besoins sociaux de Néo Faliro : des résidences secondaires (petite échelle) de vacances et de divertissement, intégrées dans un paysage à la fois urbain et marin. Aujourd’hui, et malgré l’image générale d’abandon, nous pouvons encore y percevoir des exemples représentatifs d’une architecture mixte, au sein de laquelle le haut néoclassicisme et le néoclassicisme populaire (Photos 5-12) s’articulent avec l’éclectisme polycentrique (Photos 13-15) et l’architecture pittoresque (Photos 16-17) dans un syncrétisme entre les différents éléments morphologiques et l’idiome architectural local.
Photos 5-12: Exemples représentatifs d’architecture mixte teintés d’éléments de néoclassicisme populaire et de haut néoclassicisme à Néo Faliro.
Source : Ioannis Georgikopoulos
Photos 13-15: Exemples d’architecture éclectique à Néo Faliro.
Source : Ioannis Georgikopoulos
Photos 16 et 17: Exemples d’architecture pittoresque à Néo Faliro.
Source : Ioannis Georgikopoulos
Ces formes d’architecture périurbaine, en tant que référence tangible au passé et aux permanences culturelles européennes, continuent à mettre en contact les habitants de Néo Faliro avec une multitude d’échelles historiques. Dès leur construction, ces bâtiments étaient destinés à des groupes de population qui étaient reliés de manière autant pratique que symbolique aux normes et aux représentations occidentales de la modernité. Christos Christofis fut par exemple agent mandataire de migration auprès de la compagnie française de navigation « Fabre Line » (Πανδή-Αγαθοκλή, 2001)· dessinée par Ernst Ziller, la résidence de Christofis est aujourd’hui habitée par les membres de la famille et constitue un exemple éloquent d’architecture mixte (Photo 18). À l’époque, les hôtels de luxe sur le front maritime ainsi que le « petit théâtre de Ziller » s’adressaient plutôt à la classe athénienne pro-européenne (intellectuels, artistes et écrivains) spirituellement liée à l’Occident et passant ses vacances à Néo Faliro.
Photo 18: La résidence de Christofis, construction en pierre naturelle aux encadrements éclectiques, réalisée par E. Ziller.
Source : Ioannis Georgikopoulos
À leur tour, les bâtiments historiques du quartier continuent d’être l’expression de l’adaptation des normes occidentales au contexte grec. Les influences de la morphologie éclectique et surtout de l’idéal (néo) classique importé font écho à l’introduction, pendant la création de l’État-nation grec (Γεωργικόπουλος, 2016, Georgikopoulos, 2017), du modèle territorial d’homogénéité nationale cher à la modernité occidentale. Plus précisément, l’urbanisme néoclassique avait permis, non sans obstacles, la mise en œuvre d’une stratégie de centralisation iconographique-symbolique qui, privilégiée par l’administration bavaroise et suivant les normes de l’État-nation westphalien, contribua à l’imposition des valeurs des Lumières et à la mise à distance du passé ottoman (Prévélakis, 2017). Dans ce contexte, la référence à la conception occidentale de l’Antiquité et son adaptation à l’échelle locale constituent une originalité, dans la mesure où au sein de cette « architecture parlante » (Vaudoyer, 1852) se confirme une forte volonté d’occidentalisation sans qu’il y ait rupture avec les éléments orientaux. En effet, derrière la façade classicisante – symbole d’hellénicité – nous découvrons très souvent une construction qui reflète la continuité des modes de vie prérévolutionnaires prémodernes : patios semi-ouverts, espaces transitoires et des escaliers extérieurs sont très souvent répertoriés dans l’enceinte de nombreux bâtiments historiques de Néo Faliro.
Enfin, cette architecture mixte maintient sa relation symbolique et culturelle avec les événements historiques relatifs à la création de l’État grec et à l’émergence du mythe néoclassique national ainsi qu’à la transformation des configurations géopolitiques en Europe. Dans ce contexte, nous nous retrouvons face au monument érigé sur le front maritime sous le roi Othon à la mémoire du général Géorgios Karaïskakis, qui y fut mortellement blessé lors de la bataille de Phalère (1827) pendant la Révolution grecque. De surcroît, les sources bibliographiques et les informations recueillies in situ nous permettent de repérer l’existence d’un cimetière franco-britannique ainsi que d’un monument-ossuaire érigé dans son enceinte (Carte 2) à la mémoire des victimes de l’épidémie de choléra inhumées pendant le blocus/occupation franco-britannique du port du Pirée dans le cadre de la Guerre de Crimée (1853-1856).
Carte 2: Le Pirée au début du XXe siècle. En haut à droite, nous remarquons le monument et le cimetière franco-britanniques (« Monument des Anglais et des Français, Cimetière »).
Source : Baedeker K (1909) Greece. Leipzig : Karl Baedeker Publisher (4th ed.)
De cette façon, le quartier de Néo Faliro arrive à combiner la circulation des typo-morphologies architecturales urbaines avec les différentes échelles géohistoriques et nous offre un cadre d’étude adéquat et pertinent qui nous permet d’arpenter l’évolution architecturale et socio-économique de l’État grec en puisant dans la « réserve culturelle » de la ville contemporaine. À ce point, une question cruciale se pose : de quelle manière cette mémoire architecturale locale peut être mise en valeur afin d’arriver à une révision des caractéristiques historiques et culturelles ainsi qu’à un renouvellement de la cohésion sociale en contexte contemporain ?
Pour un retour à l’horizon ouvert
La préservation et le renouvellement de la mémoire et du patrimoine architecturaux constituent un capital politique important puisqu’ils inspirent aux habitants un fort sentiment d’appartenance à la ville à travers une image de continuité spatio-temporelle tangible. De plus, ces processus sont potentiellement plus profitables, du point de vue économique, que ne le sont le développement touristique superficiel et la construction incontrôlée, car ce climat de pérennité et de continuité devient un atout comparatif majeur soulignant la qualité du capital touristique du pays. Mais ils constituent aussi des éléments capables de renforcer la cohésion sociale, puisque le sentiment d’intégration dans une continuité spatio-temporelle aide à établir des liens unifiants de solidarité locale entre les habitants, liens qui peuvent absorber ou encore empêcher les tensions et conflits divers à plusieurs échelles.
Le processus de mise en valeur du potentiel naturel et architectural prend plusieurs formes qui interagissent entre elles en créant des liens de complémentarité. Repenser et revaloriser la mémoire architecturale locale nous permet ainsi d’aller au-delà de la double dépendance culturelle de Néo Faliro vis-à-vis des centres du Pirée et d’Athènes (écoles privées, théâtres, universités) et de s’orienter vers un ralliement symbolique entre les espaces. Ces affinités peuvent, par la suite, conduire à une renégociation ou révision des fonctions administratives de l’État : réussir à relier de manière efficace les lieux et les échelles géohistoriques au niveau socio-symbolique c’est redonner du sens à une décentralisation administrative et fiscale organisée et efficace.
Aussi, le rattachement à la mer ainsi qu’à la symbolique architecturale du Pirée et d’Athènes (contenant aussi nombre de bâtiments historiques) est capable, sur le long terme, d’attribuer à nouveau à Néo Faliro les caractéristiques d’une « banlieue extrovertie » (outward suburb) dont la dynamique sera renforcée grâce à l’incorporation, intégration et interaction des différents groupes de population. Ceci dit, le renouvellement de la mémoire architecturale semble, de concert avec la situation géographique de Néo Faliro (entre front maritime et zone industrielle) et l’esprit entrepreneurial de la nouvelle génération d’habitants, créer les conditions pour l’émergence de nouveaux leviers de cohésion comportant plusieurs avantages. En effet, tandis que les habitants sexagénaires et plus restent plus attachés à la petite patrie d’origine (ville, village, île) qu’au lieu de résidence, leurs enfants et grands-enfants semblent avoir déjà intégré la référence au quartier natal. Avec l’émergence de cette deuxième et troisième génération, une grande partie de la population locale commence à développer des liens forts avec Néo Faliro en appréhendant, dans le même temps, la nécessité d’un renouvellement et d’une réappropriation de ses qualités architecturales et patrimoniales sur fond de références géohistoriques.
La dimension économique de ces processus est aussi importante et profitera autant du réseau de transports publics existant que de celui en cours de construction (extension des lignes de bus, train, tramway etc.) La combinaison entre tourisme culturel et tourisme de qualité (dialectique entre le patrimoine architectural local et les échelles historiques) de concert avec la création des zones d’habitation et d’activités culturelles (colloques scientifiques, spectacles de théâtre, concerts, discours, musées) ainsi que le ralliement de cet ensemble avec les zones respectives de la côte athénienne (comme Voula et Vouliagmeni) sont capables de redynamiser Néo Faliro grâce à la création de nouveaux emplois et à l’intérêt des touristes européens, (grec-) américains et chinois cultivés. Idéalement, cette perspective aura comme résultat la mise en contact du quartier avec les réseaux spirituels, intellectuels et financiers globaux auxquels Athènes et le Pirée ont déjà adhéré.
De cette façon, la revalorisation et le renforcement politico-administratifs, symboliques et économiques des fonctions et des processus décrits sont capables de relier le niveau local aux niveaux national, européen et global à travers la circulation. De plus, ils peuvent créer les conditions pour une vie et un cadre de travail meilleurs à l’échelle locale y compris pour les nouveaux arrivants (par exemple les réfugiés) contrairement à l’instabilité et l’insécurité socio-économique du centre athénien (Georgikopoulos, 2018b).
De par son potentiel géohistorique et architectural, Néo Faliro est susceptible de devenir une oasis économique et culturelle située entre Athènes et le Pirée, entre la centralisation stato-nationale et les repères méditerranéens. Le retour de Néo Faliro à l’horizon ouvert constitue un processus qui a intérêt à puiser dans le diachronique capital mémoriel perdu, afin que les thèmes symboliques puissent interagir avec les projets de rénovation urbaine et d’intervention architecturale. Ce déplacement de l’approche technocratique vers un cadre spirituel/symbolique, et donc politique, demande plusieurs synergies. Il implique des initiatives de la part de la société civile, une coopération efficace entre les différents acteurs, un esprit enthousiaste et dynamique de la part des nouvelles générations ainsi qu’un leadership politique créatif, innovant et déterminé. Dans ce cadre, et malgré les problèmes et les retards difficilement justifiables, les initiatives prises ces dernières années (création et activités du Centre culturel de la Fondation Stavros Niarchos, projets de l’administration régionale, rénovation de la zone du Delta Faliro – Céphise, mobilisation des propriétaires des bâtiments historiques) ainsi que le bicentenaire de la Révolution grecque (1821 – 2021) peuvent lancer, de manière aussi bien pratique que symbolique, ce changement d’orientation. Les bâtiments/coquilles historiques de Néo Faliro, le monument de Karaïskakis et les références politico-historiques qui les accompagnent constituent un rappel constant de l’innovation géopolitique et culturelle produite au cours du XIXe siècle et poussent à une renégociation de la mémoire architecturale et culturelle à plusieurs niveaux afin que la mixité inéluctable conduise à la recomposition indispensable.
Remerciements
Je tiens à remercier Madame la Professeure (Département des Ingénieurs civils à l’Université de l’Attique de l’Ouest) Stamatina Malikouti pour son aide précieuse.
[1] Les films «Θα σε κάνω βασίλισσα» (Je ferai de toi une reine, 1964) et «Η δε γυνή να φοβήται τον άνδρα» (Et la femme craindra son mari, 1965) démontrent de manière éloquente les difficultés, les compromis, les alliances et contre-alliances qui découlent du rêve de la société grecque pour une vie meilleure axée sur les avantages matériels et placée au sein du tissu urbain.
[2]Pour une analyse approfondie du terme, voir Prévélakis 2000.
[3] Il est ici important de mentionner la loi 3741/1929 (Journal officiel/ FEK A’ 4) relative à la « Propriété par étages », considérée comme le cadre précurseur des immeubles à appartements contemporains.
[4] Par exemple la communauté des Dodécanésiens d’Athènes et du Pirée. L’archipel du Dodécanèse fut le dernier territoire rattaché à l’État grec (Traité de Paris de 1947).
[5]L’élaboration, de la part du Ministère de l’Aménagement du territoire, de l’Habitat et de l’Environnement sous Stéphanos Manos en 1977, d’une nouvelle stratégie favorisant le contrôle des prescriptions urbanistiques et la mise à niveau du rôle du patrimoine architectural n’a pas eu suffisamment de temps pour montrer son vrai potentiel. À quelques exceptions près, les politiques de l’État grec en matière d’urbanisme ont continué d’être instrumentalisées en tant que moyen pré-électoral d’achat de voix (le plus souvent à travers l’augmentation du coefficient d’occupation des sols).
[6] Tableau 1: Évolution démographique de Néo Faliro. Source : Agence statistique grecque (ELSTAT) et Imprimerie nationale grecque. À propos du nombre d’habitants de Néo Faliro, les données ciblées disponibles s’appuient sur les recensements des années 1889 (Municipalité du Pirée), 1920 (Municipalité du Pirée), 1928 (Commune de Néo Faliro), 1940 (Commune de Néo Faliro), 1951 (Municipalité de Néo Faliro) et 1961 (Municipalité de Néo Faliro). À partir de 1968, le quartier est incorporé une fois pour toutes dans la Municipalité du Pirée. Dès le recensement de 1971, les données statistiques séparées concernant Néo Faliro cessent d’être produites. La croissance démographique marquant les recensements de 1920 et de 1928 est due aux divers décrets de modification et à la multiplication des permis de bâtir (aujourd’hui permis d’urbanisme) accordés durant le premier quart du XXe siècle ainsi qu’à l’installation à Néo Faliro des réfugiés issus de l’Asie Mineure (Mikrasiates) en 1923.
[7] Un petit, mais important pour la situation du quartier, nombre de réfugiés a été installé au sein du lotissement étatique créé dans ce but à Souda de Néo Faliro (l’endroit qui se trouve derrière l’actuelle Agence statistique et qui relie la zone industrielle de la rue Peiraios avec le stade « Georgios Karaïskakis »). Pourtant, au moment de leur arrivée, les réfugiés ont été confrontés à un endroit sale et décrépi qui, déjà à partir de la fin du XIXe siècle, servait de lieu d’accumulation des eaux usées provenant de ces mêmes usines où ils allaient être embauchés. Les odonymes du lieu néo-faliriote de Souda (rue de l’Asie Mineure, rue Kardasis, rue de Smyrne, rue de Néa Ionia, rue Mouratis, rue Emmanouilidis) soulignent et nous rappellent son fort passé migratoire.
Référence de la notice
Georgikopoulos, I. (2020) Renouveler la mémoire architecturale: Bâtiments historiques de Néo Faliro, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/batiments-historiques-de-neo-faliro/ , DOI: 10.17902/20971.93
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Γεωργικόπουλος Ι (2016) Η Εθνική Κατασκευή στα Δωδεκάνησα. In: Γεωργαλίδου Μ και Τσιτσελίκης Κ (eds) Γλωσσική και Κοινοτική Ετερότητα στη Δωδεκάνησο του 20ου αιώνα. Αθήνα: Παπαζήσης, pp. 75-96.
- Μαλικούτη Μ (2004) Πειραιάς 1834-1912. Αθήνα: Πολιτιστικό Ίδρυμα Ομίλου Πειραιώς.
- Μυλωνάκη Α (2012) Από τις Αυλές στα Σαλόνια: Εικόνες του Αστικού Χώρου στον Ελληνικό Δημοφιλή Κινηματογράφο (1950-1970). Αθήνα: University Studio Press.
- Πανδή-Αγαθοκλή Β (2001) Η Ιστορία του Νέου Φαλήρου Μέσα από τους Δρόμους του. Αθήνα: Όμβρος.
- Φιλιππίδης Δ (1984) Νεοελληνική Αρχιτεκτονική. Αθήνα: Μέλισσα.
- Alogoskoufis G (1995) The Two Faces of Janus: Institutions, Policy Regimes, and Macroeconomic Performance in Greece. Economic Policy 10(20): 147-192.
- Doxiadis CA (1968) Ekistics: An Introduction to the Science of Human Settlements. London: Hutchinson.
- Georgikopoulos I (2017) Quand l’Alisverissi Transfrontalier Fait Vivre : Castellorizo et Kaş Face aux Crises. L’Espace politique 33(3). Epub available at: http://journals.openedition.org/espacepolitique/4437. DOI: 4000/espacepolitique.4437.
- Georgikopoulos I (2018a) Géopolitique du Dodécanèse. Thèse de Doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France.
- Georgikopoulos, I (2018b) De l’Accueil des Réfugiés à la Gestion des Migrations. Les Îles du Dodécanèse : une Zone Tampon à Fort Potentiel entre la Grèce et la Turquie. Anatoli 9 : 95-107.
- Prévélakis G (2000) Athènes : Urbanisme, Culture et Politique. Paris : L’Harmattan.
- Prévélakis G (2017) Qui sont les Grecs ? Une Identité en Crise. Paris : CNRS éditions.
- Vaudoyer L (1852) Etudes d’Architecture en France. Le Magasin Pittoresque 20(49): 388.