L’Inventaire photographique des paysages de l’Attique Chapitre I. Fondements et méthodologie
2024 | Sep
La présente notice constitue un exposé méthodologique des travaux menés depuis le printemps 2022 dans le cadre de l’Inventaire photographique des paysages de l’Attique. Cet inventaire fait suite à la conception de l’Attiko monopati, sentier métropolitain de 300 km qui participe d’un réseau international de sentiers similaires, développés à Cologne, Liège, Londres, Marseille, Milan, etc. Il prendra la forme d’une archive en ligne, largement ouverte à la consultation à des fins de recherches, académiques ou non. A terme, il comprendra environ 3000 photographies légendées et permettra de documenter en détail les manières d’habiter, de construire, d’aménager et de cultiver qui composent le complexe urbain athénien.
La présente notice constitue un exposé méthodologique des travaux menés dans le cadre de l’Inventaire photographique des paysages de l’Attique [1]. Ce projet de recherche, qui se traduira par la publication d’une archive en ligne [2], fait suite à la conception d’un sentier métropolitain, l’Attiko monopati, dont une des singularités est d’être avant tout le socle d’une enquête de terrain personnelle sur le complexe urbain athénien. Cette notice liminaire sera suivie par d’autres chapitres thématiques donnant une large place aux documents photographiques.
Les sentiers métropolitains
Depuis plus de vingt ans, des sentiers métropolitains sont développés à Bordeaux, Milan, Marseille, Paris, Londres, Istanbul, Athènes, Boston, Cologne, Liège, Charleroi, Sarajevo… Ils se nomment le Sentier des Terres communes, à Bordeaux, Sentieri metropolitani, à Milan, le GR2013, à Marseille, Inspiral London, dans la capitale britannique, l’Attiko monopati, à Athènes, etc. Ils génèrent des expériences de terrain immersives, des enquêtes articulant protocoles scientifiques et savoir-faire artistiques et aboutissent à des productions documentaires dont l’objet est d’interroger les qualités paysagères, les logiques territoriales et les problématiques écologiques qui caractérisent les villes concernées, lesquelles sont le plus souvent de grande taille et principalement européennes.
Récits géographiques, interrogations historiques, reconnaissances architecturales, relevés des formes domestiques, photographies topographiques, collectes matérielles et cueillettes végétales, rencontres in situ avec les habitants et les professionnels de l’aménagement, etc., jalonnent la conception de ces sentiers, dont le tracé s’étend généralement de trois cents à six cents kilomètres. Par-delà les portraits de ville qu’ils dessinent, les sentiers métropolitains sont le fil conducteur de projets culturels, dont les orientations artistiques, scientifiques et pédagogiques sont variables. Ce sont des itinéraires donnant lieu à des publications (essais, topoguides d’auteurs et cartes), des expositions (« L’art des sentiers métropolitains » au Pavillon de l’Arsenal ; une partie de « Connectivités » au Mucem [3]…), des créations architecturales (les refuges péri-urbains du Sentier des Terres communes à Bordeaux), des conférences marchées, des visités guidées, etc. Ils sont par ailleurs au fondement de l’Académie des sentiers métropolitains.
Investir et documenter les formes urbaines contemporaines
L’Académie des sentiers métropolitains est créée en 2018. Outre des leçons guidant l’émergence de nouveaux projets, elle est à l’origine de la Charte internationale des sentiers métropolitains, signée à Athènes en février 2020 [4].
Cette charte considère les arts de faire, les types de transport, les formes de représentation, les lieux d’apprentissage et les modes d’habitation qui caractérisent nos complexes urbains. Elle propose de concevoir les sentiers comme des œuvres géographiques, des espaces publics, des lignes narratives, ou encore des écoles pensées comme des universités populaires et hors-les-murs. La Charte postule, parmi ces articles, que « nos espaces d’apprentissage tendent à être dissociés de nos territoires de vie » et que « notre environnement urbain contemporain est muet », en raison d’un manque d’outils adaptés à sa lecture. A propos des représentations, elle suppose qu’« il existe un décalage grandissant entre la réalité de nos territoires urbains et les représentations que nous nous en faisons », qualifiées elles-mêmes de lacunaires.
En cela, cette charte rejoint les constats partagés à partir de 1983 par la Mission photographique de la Datar [5]
(Datar 1989), puis par Stefano Boeri, alors qu’il travaillait à de nouvelles représentations urbaines avec le photographe Gabriele Basilico (Basilico, Boeri 1997). Bernard Latarjet, co-concepteur avec François Hers de la Mission Datar, relevait en 2008 que le début des années 1980 avait coïncidé avec « la fin d’un cycle d’urbanisation, d’exode rural, d’un type d’industrialisation et [concomitamment] le développement extrêmement rapide de nouvelles formes d’infrastructure et d’activité, tels que le tourisme de masse » (Ballesta, 2011: 47). Il observait que « cette transformation était toujours analysée scientifiquement, à partir des appareils de mesure statistique, économique, démographique » mais que « la traduction physique et qualitative de ces évolutions dans le paysage était très peu représentée » (Ibid., 48). Dans Sezioni del paesaggio italiano, Boeri remarquait pour sa part que, compte tenu de leurs « faiblesses cognitives », « la géographie, l’urbanisme et l’architecture » sont « incapables de saisir le sens du contexte urbain contemporain sans recourir à un déluge de métaphores, d’analogies et de néologismes » (Basilico, Boeri, 22). La responsabilité de cette faiblesse reposait, selon lui, sur l’usage de la « vue aérienne et synoptique », laquelle donne à voir des « oppositions binaires » entre « ville et campagne, centre et périphérie, espace public et privé » (Ibid., 22).
Après sa création, la Mission Datar va rapidement symboliser l’émergence d’une photographie d’auteurs tournés vers les paysages ordinaires, travaillant de concert avec des aménageurs et offrant leurs travaux au regard de géographes (notamment Roger Brunet et Augustin Berque), qui découvraient quant à eux des formes de représentation qui leur étaient méconnues (Ballesta, 2014). De leur côté, Basilico et Boeri concevront Sezioni del paesaggio italiano comme un essai documentaire (Ballesta, 2019) ayant pour but était de générer des connaissances précises et des propositions théoriques sur la città diffusa. Outre sa filiation directe avec la Mission Datar, Sezioni del paesaggio italiano se situe dans le prolongement des New Topographics (Jenkins, 1975 ; Salvesen, 2009), une exposition présentée initialement en 1975, qui accueillit notamment les travaux de Robert Adams et Lewis Baltz, et qui, progressivement, marquera le champ du documentaire et des études paysagères.
Cinq années après cette exposition, Baltz publiera Park City (Baltz, 1980a), ouvrage photographique dont l’esthétique est ouvertement scientifique et qui repose, selon les termes employés lors de l’exposition initiale, sur une démultiplication des images, une recherche de « littéralité », de « précision » et d’« objectivité », ainsi qu’un renoncement à « l’imaginaire », aux « préjugés », à la « picturalité » et aux informations « sélectives et incomplètes » (Jenkins, 1975: 5-6; Salvensen, 2009: 250) [6]. Avec Park City, Baltz travaille parallèlement à une relation plus étroite entre réalité géographique, représentation photographique et information textuelle. Pour ce faire, il « intitule [ses] photographies avec la localisation exacte » et invite le regardeur « à visiter la scène et à juger de leur véracité » (Baltz, 1980b: 26). Cela se traduit par l’écriture de légendes qui renseignent la localisation et l’orientation des soixante-et-une photographies faites en extérieur [7]: « 1. Looking North from Masonic Hill toward Quarry Mountain. In foreground, new parking lots on land between West Sidewinder Drive and State Highway 248. In middle distance, from left: Park Meadows, Subdivisions 1, 2 and 3 ; « Holiday Ranchette Estates ; Racquet Club Estates. At far distance on left, Parkwest Ski Area » ; « 3. Between West Sidewinder Drive and State Highway 248, looking West » ; « 13. Between West Sidewinder Drive and State Highway 248, looking North » (Baltz, 1980a).
L’Attiko monopati et la chôro-diversité athénienne
L’Attiko monopati est créé depuis 2018, dans le sillage des sentiers métropolitains existants et de leurs propositions culturelles. Parce qu’il est le vecteur d’un projet de recherche articulant photographie, topographie et études paysagères, il hérite aussi des investigations menées par les New Topographics, la Mission Datar et un demi-siècle de photographie documentaire sur les formes urbaines contemporaines. Son tracé, long de 310 km déclinés en dix-huit étapes, embrasse le complexe urbain athénien, tout en faisant écho à ces réalisations antérieures.
Figure 1: Parmi les photographies entre le Pirée et Athènes
Source: Jordi Ballesta, Inventaire phototextuel des paysages d’Athènes et de l’Attique (IppAA)
Ainsi, l’Attiko monopati conduit au bassin d’Athènes, aux plaines de Mégare, d’Eleusis et de Mésogée, franchit les monts Pendeli, Pateras, Parnitha et Imittos, longe la baie de Marathon, suit le littoral du Pirée à Perama, parcourt l’ile de Salamine, enjambe le détroit de Mégare, voisine l’aéroport international, commence et aboutit au cap Sounion, au port de Rafina et à Aghia Marina, traverse les communes de Marathon, Pendeli, Maroussi, Psychiko et d’Athènes, du Pirée, de Drapetsona, Perama, Salamine et Megara, d’Eleusis, Fyli, Nea Philadephia et Galatsi, de Glyfada, Vari-Voula-Vouliagmeni, Saronida et Lavrio… Quatre ans après, son tracé n’est pas totalement arrêté. Après avoir été stabilisé en 2020, il est l’objet de modification importante en vue d’étendre ses problématiques et d’accroitre sa représentativité au regard des paysages rencontrés. En ce printemps 2023, quatre nouvelles étapes ont été ajoutées : de Lavrio à Saronida, de Saronida à Varkiza, de Varkiza à Elliniko et de Ellinko à Aghios Dimitrios. Trois étapes allant de Vravrona à Lavrio, en passant par Porto Rafti et Daskaleio ont été retirées, parce qu’il est compliqué de les parcourir jour après jour, tout en y logeant nuit après nuit, et parce que les transports publics desservent mal certains de leurs points de départ et d’arrivée.
Carte 1: Les dix-huit étapes de l’Attiko Monopati, au regard des zones bâties
Au-delà de ces éléments géographiques, l’Attiko monopati a pour objectif de sonder la chôro-diversité (Ballesta, 2020) de la région capitale – la chôro-diversité étant entendue comme la pluralité des formes, agencements, types, fonctions et usages qui caractérise une entité spatiale (ici le complexe urbain athénien jusqu’à ces étendues agricoles et ses périphéries rurales). S’il n’évite pas les belvédères, les espaces à forte naturalité, s’il ne se détourne pas des opérations urbanistiques, des œuvres architecturales et du patrimoine historique, s’il côtoie à plusieurs reprises les principales infrastructures de transport, énergétiques, sportives et certains des viviers économiques de la ville capitale, il se dirige surtout vers les lieux où s’observent la fabrique paysagère ordinaire et le versant domestique de l’espace urbain. A Athènes, en Attique, les manières d’habiter, de construire et d’aménager échappent, pour une part notable d’entre elles, à la décision politique et aux pratiques professionnelles de l’aménagement. De même, les interventions domestiques débordent régulièrement vers le domaine public. Marcher le long de l’Attiko monopati permet de pratiquer et interroger ce versant domestique, mais en aurait-il pu être autrement, tant sa présence est palpable.
Carte 2: Les dix-huit étapes de l’Attiko Monopati, au regard des territoires municipaux
La ville capitale et sa région manifestent une forte chôro-diversité que l’Attiko monopati vise donc à appréhender et que l’Inventaire photographique des paysages de l’Attique a pour finalité de documenter à partir d’une multiplicité de lieux et sujets : les serres agricoles de Marathon et les trottoirs plantés de Nea Pendeli ; le « hameau » Georgios Papandreou (situé sur le sommet méridional de Tourkovounia) et le quartier de Kynosargous (autour de la colline du même nom), les deux étant à la fois villageois dans leur forme et illégaux dans leur origine ; les rues en terre des localités partiellement urbanisées, telles certaines parties d’Artemida, et celles qui sont cimentées dès que les pentes sont abruptes ; les quartiers de réfugiés d’Alexandras et ceux d’Aghios Ioannis Rentais et de Nea Philadephia ; les chantiers navals de Perama et l’activité logistique débordante d’Elaionas ; les sites d’extraction multiples de Pendeli et ceux tout aussi fragmentaires de Lavrio ; ou encore le tissu péri-urbain ou plutôt rurbain, par exemple à Lagonisi…
Figure 2: Parmi les photographies entre Varkiza et Voula
Source: Jordi Ballesta, Inventaire phototextuel des paysages d’Athènes et de l’Attique (IppAA)
L’Inventaire photographique des paysages de l’Attique
Depuis le printemps 2022, l’Inventaire photographique des paysages de l’Attique (désigné ci-après comme l’Inventaire) est développé en collaboration avec l’Ecole Française d’Athènes et le département de géographie de l’université Harokopio. Il succède à une première campagne photographique dont le but était de documenter les repérages de terrain effectués entre 2018 et 2021. Celle-ci a abouti à la production d’environ 4000 images, résultat d’un relevé photographique continu qui visait à restituer les formes paysagères rencontrées pas à pas et à mémoriser visuellement les itinéraires empruntés. Pour l’Attiko monopati, le recours à la vue d’en haut et notamment à la cartographie a certainement été plus faible que pour les autres sentiers ; la photographie au sol en est l’écriture visuelle principale. Et contrairement à ce que deviendra l’Inventaire, cette première campagne n’a pas été déterminée par un protocole particulier. Elle a donné lieu à un ensemble de notations photographiques au format portrait ou paysage, effectuées selon des modes de prises de vue irréguliers. Elle a été mise en œuvre au moyen d’un photophone, muni d’une grande focale, puis d’une caméra compacte, à focale standard (45 mm), et enfin d’un appareil hybride (mirorless), équipé d’un léger téléobjectif (75 mm) [8].
Figure 3: Chaises et bancs, publics et privés (Le Pirée, Ano Liosia, Glyfada, Artemida)
Source: Jordi Ballesta, Inventaire phototextuel des paysages d’Athènes et de l’Attique (IppAA)
Dans le cadre de l’Inventaire, ce sont ce téléobjectif et cet appareil hybride, fixé sur un trépied, qui sont utilisés pour les photographies considérées comme « principales », celles qui documentent avec constance et le plus détails les topographies observées, et qui épousent avec le plus de fidélité les problématiques progressivement identifiées. D’un point de vue numérique, il est prévu que l’Inventaire soit constitué d’environ 3000 photographies principales, soit en moyenne une tous les cent mètres. Sur le terrain, toutes les photographies principales sont immédiatement doublées par des photographies « complémentaires », lesquelles sont effectuées au photophone [9]. Celles-ci sont géolocalisées, alors que l’appareil employé pour les photographies principales ne produit pas ce type de données. Du fait de son grand angle, le photophone informe (de manière moins précise) les situations représentées dans les photographies principales tout en donnant à voir leur environnement immédiat. L’ensemble de cet appareillage (appareil hybride, téléobjectif, trépied et photophone) est mobilisé dans le cadre d’un protocole documentaire qui vise à la production de connaissances à même d’être verbalisées, qui empreinte au style documentaire en photographie (Lugon, 2001), qui se veut en résonnance avec l’esthétique scientifique des New Topographics, qui résulte d’un dépassement, par amplification, de la méthodologie des Observatoires photographiques du paysage [10] et qui se place dans le sillage des réflexions contemporaines sur l’écriture des sciences sociales et les esthétiques factuelles (Jablonka, 2014; Zenetti, 2014; Pouillaude, 2020).
Carte 3: Répartition des prises de vue dans le centre d’Athènes, de Ampelokipoi à Omonoia
Les photographies principales reposent également sur l’emploi quasi-systématique du format portrait et, ainsi, sur l’articulation d’une focalisation légère (générée par l’objectif 75mm) et d’une orientation verticale, le tout engendrant un fractionnement accru du paysage. Avec cette forme de cadrage, une place substantielle est octroyée aux interventions domestiques, souvent de taille réduite, sans que cela n’empêche, quand les perspectives paysagères sont plus larges, de restituer l’épaisseur de la ville – du sol aux derniers étages. Pour les mêmes raisons, est évitée la présence d’éléments identiques au sein de deux ou davantage de photographies consécutives, ce à quoi aurait mené l’utilisation d’un grand angle compte tenu de la fréquence des photographies réalisées. Il en résulte aussi une grammaire visuelle sensiblement différente des vues continues et panoramiques de Google Street View et des services de navigation virtuelle équivalents. Enfin, si le format vertical et la focale resserrée éloignent des représentations paysagères traditionnelles, la multitude des prises de vues aboutit au contraire à rendre compte de la chôro-diversité athénienne et, dans le même temps, des récurrences morphologiques qui caractérisent la capitale grecque.
Une topographie en cours
Amorcé en 2022, l’Inventaire a pour l’instant donné lieu à trois campagnes de prises de vue : une première printanière, du 12 au 22 mai 2022 ; une seconde estivale, du 16 au 22 août 2022, une troisième à nouveau printanière, du 9 au 19 mai 2023 [11]. En 2022, environ 4300 photographies principales ont été réalisées, puis 1100 d’entre elles ont été sélectionnées. Un nombre similaire de photographies complémentaires a été effectué et sélectionné. En 2023, un peu moins de 2800 photographies principales ont été effectuées [12], puis 1200 d’entre elles ont été sélectionnées. Un nombre également similaire de photographies complémentaires a été effectué et sélectionné. Les deux campagnes de 2022 ont couvert six des dix-huit étapes de l’Attiko monopati. Ces six étapes couvrent une distance de 98 kilomètres, soit un peu moins d’un tiers de la longueur du sentier. La campagne de 2023 a couvert six autres étapes, couvrant au total 105 km.
Figure 4: Balayer, marcher, se baigner, s’asseoir, lire son journal et promener son chien dans l’espace public (Aghoi Anargyroi, Athènes, Keratsini, Artemida, Voula, Glyfada)
Source: Jordi Ballesta, Inventaire phototextuel des paysages d’Athènes et de l’Attique (IppAA)
Les étapes photographiées en 2022 vont de Pendeli à Ambelokipi, d’Ambelokipi au Pirée, du Pirée à Perama, d’Aghios Dimitrios à Ano Patissia et de Vravrona à Rafina. En dehors de cette dernière étape et des quatre kilomètres de sentier traversant la commune de Perama, les parties photographiées sont toutes situées à l’intérieur du Lekanopedio, investissent le tissu compact et continu du complexe urbain athénien, ainsi que des étendues non bâties (sur Tourkovounia, à l’extrême nord des collines du Pikilo, puis entre Ano Liossia et Fyli). Le long de ces six étapes dominent le type architectural de la polykatoikia et se manifeste une ville polycentrique dont la polyfonctionnalité souffre de rares exceptions (principalement dans le port marchand du Pirée et dans certains îlots d’Elaionas). S’y observe le fin maillage des voies athéniennes, les circulations qui s’y mélangent, une domestication récurrente (par l’action des habitants) et une plantation régulière des espaces ouverts (ελεύθεροι χώροι), le plus souvent publics. S’y remarque des variations complexes entre artificialité et naturalité, art populaire et savoir-faire professionnels.
Les étapes photographiées en 2023 se situent quant à elles au sud-est du Lekanopedio et majoritairement à proximité du golfe Saronique : cinq d’entre elles vont de Sounio à Aghios Dimitrios, en passant par Saronida, Lagonisi, Varkiza, Vouliagmeni et Elliniko. L’une d’entre-elles va d’Aghios Dimitrios à Koropi. De Sounio à Varkiza puis de Aghios Dimitrios à Koropi, les zones de forte naturalité, les terres agricoles, les formes rurbaines et les noyaux quasi-provinciaux (à Lavrio et dans une moindre mesure à Koropi) dominent le paysage de l’Attique. A l’inverse, les développements les plus contemporains de l’urbanité athénienne, dans leurs expressions les plus tapageuses et les plus ouvertes à la clientèle immobilière internationale, s’observent dans les prolongements méridionaux et balnéaires du Lekanopedio, de Varkiza à Elliniko [13].
Au-delà de ces caractéristiques générales, les deux premières années de l’Inventaire donnent à voir en détail les manières d’habiter, de construire, d’aménager et de cultiver en Attique, mais aussi les étendues non exploitées de la région-capitale, où s’épanouit spontanément la végétation locale. Elles montrent notamment quand la géographie de l’Attique participe plutôt d’interventions domestiques, relève plutôt de l’arbitraire (αυθαιρεσία), pour reprendre un des termes fondamentaux de l’urbanisme grec, ou répond plutôt de décisions urbanistiques politiquement concertées. Elles représentent des localités, quartiers et communes, dont le profil socio-économique est divers : des banlieues nord et sud-est (βορειά et νοτιά προάστεια) prospères et huppées aux quartiers populaires et portuaires de Keratsini et Perama, des nappes rurbaines de bord de mer, maintenant habitées à l’année par une partie de la classe moyenne, aux quartiers d’Athènes les plus gentrifiées et touchées par l’habitat touristique. La dernière campagne photographique, réalisée en 2024, se focalisera sur l’ouest de l’Attique (Aspropyrgos, Elefsina, Mandra, Megara) dont la population est bien plus prolétaire, puis sur le nord-est de la péninsule, notamment dans la plaine de Marathon ponctuée de serres agricoles et de baraques précaires, et à proximité de la mer, de maisons mêlant résidences principales, secondaires et offres touristiques.
Figure 5 : Portraits de végétaux (Anavyssos, Kamatero, Saronida, Koropi, Galatsi)
Source: Jordi Ballesta, Inventaire phototextuel des paysages d’Athènes et de l’Attique (IppAA)
Figure 6: Typologie de zones urbaines selon le profile socioprofessionnel de la population résidente
Source: EKKE-ELSTAT 2015
Pour décrire un à un l’ensemble des éléments, dynamiques et situations représentés, un appareil textuel a été développé. Il est uniquement constitué de descripteurs, dont le nombre avoisine les cinq cents pour ce qui concerne les photographies de 2022. Ces descripteurs sont définis à mesure de l’examen, une par une, des photographies. Ils sont actuellement distribués à l’intérieur de vingt-cinq catégories : formes, caractéristiques, techniques et traitement des constructions ; composantes architecturales et équipements domestiques ; styles architecturaux et types d’immeuble ; commerce : architecture, activité et type ; écritures, signalétique et affichage ; trafic, stationnement et véhicules ; voirie et types d’espaces publics ; formes végétales, agricoles et jardinières ; essences végétales… Ils servent à légender chacune des photographies principales, non pas à partir d’une description générale, mais à partir d’une énumération des éléments paysagers observés. Par exemple, trois des photographies effectuées entre Aghios Dimitrios et Ano Patissia sont ainsi légendées :
- Vue sur le Lekanopedio, massif collinaire, front urbain, carrière, polykatoikia, balcon, bâtiment de trois à cinq étages, toit-terrasse, plantation domestique sur terrasse, panneau solaire thermique, antenne hertzienne et parabolique, balcon, store (photographie « 311_11 Aghios Dimitrios Ano Patissia_SDI6931.tif », prise sur la commune de Galatsi) ;
- Kiosque, haie arbustive, local commercial, panneau commercial, mobilier commercial dans l’espace public, rue, stationnement de voiture et camionnette, polykatoikia, immeuble urbain de bureau, frontistirio, passant (photographie « 167_11 Aghios Dimitrios Ano Patissia_SDI6705.tif » prise sur la commune de Zografou) ;
- Escalier empiétant sur le trottoir, objet domestique dans l’espace public, plantation domestique dans l’espace public, grille de défense (photographie « 083_11 Aghios Dimitrios Ano Patissia_SDI6601.tif » prise sur la commune d’Athènes).
Figure 7 : Textes muraux (Aghios Dimitrios, Pendeli, Galatsi) – Jordi Ballesta, IppAA
Source: Jordi Ballesta, Inventaire phototextuel des paysages d’Athènes et de l’Attique (IppAA)
In fine, l’Inventaire photographique de l’Attique forme progressivement une archive, portant sur le paysage ordinaire d’Athènes, à l’intérieur et au-delà du Lekanopedio, des quartiers historiques aux noyaux urbains les plus périphériques : Megara, à l’Ouest, Aghia Marina au nord-est et Lavrio au sud-est. Cette archive n’est pas uniquement visuelle, car elle comporte un versant textuel substantiel et s’appuie sur des fondements empiriques : un itinéraire emprunté en marchant, en observant à l’œil nu et en réalisant des prises de vue, quasiment parcelle après parcelle [14]. Archive ouverte, elle le deviendra également, lorsqu’entièrement publiée en ligne, elle sera consultable non pas comme une collection d’œuvres d’art soumise à un droit d’accès fortement limité, mais comme un ensemble documentaire accessible et utilisable pour des travaux de recherche, académiques ou non [15]. Produite dans le cadre d’une économie scientifique, elle participe, d’une part, d’un projet d’humanités numériques, favorables à la circulation des données et métadonnées, d’autre part, de photographie de recherche, soit une déclinaison de la photographie documentaire pensée à l’écart du marché de l’art et des déterminismes de la commande institutionnelle.
[1] Les travaux présentés dans cet article sont issus du projet « Photographier, documenter, inventorier les manières d’habiter et de construire en Attique » dirigés par Jordi Ballesta et Thomas Maloutas et développés dans le cadre du programme de recherches quinquennal (2022-26) de l’École française d’Athènes.
[2] Cette archive va faire l’objet d’un dépôt sur le site Archimage de l’Ecole française d’Athènes.
[3] Le Pavillon de l’Arsenal est le centre d’architecture et d’urbanisme de la ville de Paris. Le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée est situé à Marseille.
[4] Voir https://metropolitantrails.org/el/academy
[5] La Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale.
[6] Ces citations sont extraites de textes de Nicholas Nixon et de Lewis Baltz insérés dans l’introduction du catalogue de l’exposition New Topographics (Jenkins 1975) et reproduite dans l’ouvrage homonyme (Salvensen 2009).
[7] Parallèlement à ces soixante-et-une photographies, Park City est composé de quarante-et-une vues d’intérieur.
[8] Il s’agit-là de distances focales équivalente en 35mm. Les appareils utilisés étaient un téléphone Moto G4, Sigma DP2 Merill et Sigma SD Quattro.
[9] Un google pixel 3 est utilisé pour les photographies complémentaires de l’Inventaire.
[10] Les Observatoires photographiques du paysage sont fondés sur un protocole de veille paysagère mis en place en France depuis 1993. Ils consistent en la reconduction photographique systématique de quarante points de vue représentatifs de problématiques paysagères identifiées par des comités de pilotage pluridisciplinaires. Ces quarante points de reconduction sont complétés par soixante autres points de vue non nécessairement reconduits, l’ensemble constituant un « itinéraire photographique » de cent points de vue.
[11] En raison de la durée des journées, de la température a priori raisonnable, de la vitalité de la végétation et des risques d’incendie bien moindres qu’en été, les campagnes photographiques sont prioritairement réalisées au mois de mai.
[12] Le nombre de prises de vue en 2022 est plus important qu’en 2023, car durant cette première année la mise en pratique initiale du protocole photographique a donné lieu à de multiples doublons, pour éviter des problèmes de profondeur de champ et du fait de réglages de diaphragme différents.
[14] A ce sujet, voir (Maloutas, Spyrellis, 2023).
[14] La réalisation de l’Inventaire est d’ordinaire rythmée par des jours de marche et de prises de vue de sept à dix kilomètres.
[15] Dans ce cadre, l’Inventaire va être utilisable selon un régime de creative commons que nous sommes en train de définir. La publication de l’archive se fera sur le site Archimage de l’Ecole française d’Athènes.
Référence de la notice
Ballesta, J. (2024) L’Inventaire photographique des paysages de l’Attique: Fondements et méthodologie, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/linventaire-photographique-des-paysages-de-lattique-fondements-et-methodologie/ , DOI: 10.17902/20971.120
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Ballesta J (2011), Le projet photographique comme expérience et document géographiques, Thèse de doctorat, EHESS, France.
- Ballesta J (2014) « La Mission Datar, photo et géo-graphies empiriques, in La Mission photographique de la Datar : Nouvelles perspectives critiques », CGET – La documentation française, pp.77-88.
- Ballesta J (2019) « Détailler Sezioni del paesaggio italiano ». Focales, n°3. https://journals.openedition.org/focales/930
- Ballesta J (2020) « Créer de la chôro-diversité urbaine dans les espaces libres athéniens ». Urbanités, dossier « Villes méditerranéennes : regards sur les espaces ouverts métropolitains ». https://www.revue-urbanites.fr/vm-ballesta/.
- Baltz L (1980a) Park City. Albuquerque, NM: ARTSPACE Press and Castelli Graphics.
- Baltz L (1980b) « I want my work to be neutral and free from aesthetic or ideological posturing », in Landscape Theory. New York City, NY: Lustrum Press, pp.23-39.
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