La production de l’espace en situation d’affrontement
2017 | Fév
Introduction
L’espace public urbain, en tant que construction sociale, s’élabore via des rapports de pouvoir dans le cadre desquels s’affrontent différentes considérations et pratiques sur le fonctionnement et le contrôle de cet espace. Dans le présent article, j’examinerai les modalités par lesquelles l’espace public est produit et aménagé à l’intérieur de « productions territoriales » antithétiques, le corpus d’exemples étant constitué des places Exarchia, Aghios Pantéléïmonas et Syntagma. Pour cette analyse, je m’appuie sur les paramètres proposés par Kärrholm (2007, 2005) pour la production territoriale de l’espace (tableau 1).
Tableau 1 : Formes de la production territoriale de l’espace (Kärrholm, 2007)
Deleuze et Guattari (1972, 1980) décrivent le territoire comme un espace délimité, à l’intérieur duquel on rencontre une réalité différente de celle qui prédomine à l’extérieur de ses frontières. Le territoire fonctionne comme un mécanisme produisant un ordre précis et organisant les éléments hétérogènes en un ensemble. En même temps, le territoire produit des identités et grâce à ces identités, il maintient ses frontières en termes d’intégration – exclusion renforcés par des règles, des signes, des directives et des directions. Enfin les territoires ne se développent pas seulement dans l’espace physique, mais aussi dans des espaces abstraits, par exemple grâce à la philosophie. Compte tenu des remarques ci-dessus, nous entendons par production territoriale le processus de production de zones de contrôle bien délimitées.
Pour Kärrholm (2005), l’analyse des rapports de pouvoir en matière d’espace public peut se faire en recherchant les interactions entre les productions territoriales de l’espace sous la forme de rapprochements, d’appropriations, de stratégies et de pratiques. Rapprochements et appropriations résultent de pratiques instituées et des tactiques, qui n’incorporent pas d’éléments de planification et ne constituent pas des tentatives conscientes de contrôle. A contrario, stratégies et pratiques constituent des tentatives de contrôle planifiées et expriment des revendications précises. Par ailleurs, les tactiques expriment des revendications personnalisées de la part de groupes, qui se développent dans leur espace propre. Les stratégies au contraire s’élaborent en dehors de cet espace propre et concernent des tentatives de contrôle impersonnelles et, d’habitude, médiatisées, apparaissant sous la forme de règles et de signes (Kärrholm, 2007).
L’analyse qui suit s’appuie sur des données primaires de ma thèse de doctorat intitulée « L’espace public comme champ de conflits urbains. L’impact des rapports de pouvoir sur la vie quotidienne et sur l’usage pratique » [1], que j’ai conduite à l’Ecole d’Architecture de l’Université Technique Nationale d’Athènes (EMP). La production des données s’est appuyée sur une approche méthodologique mixte, inductive, en utilisant principalement comme méthodes l’étude ethnographique (observation directe et participative, entretiens semi-directifs et approfondis) et des questionnaires adressés à un échantillon aléatoire d’usagers dans les espaces publics faisant l’objet de la recherche. La majeure partie de la recherche a été réalisée entre mai et septembre 2014, avec des observations complémentaires effectuées au printemps 2015.
Le présent article n’est pas un résumé de la recherche de doctorat (Pettas, 2015), mais constitue une tentative de réexamen des données du point de vue de la production territoriale de l’espace, telle que brièvement mentionnée plus haut. La contribution de cette approche réside dans l’analyse des rapports de pouvoir non pas exclusivement par le biais d’une enquête sur les interactions entre acteurs urbains décisifs mais aussi par le biais de l’interaction entre des productions territoriales différentes et opposées.
Place d’Exarchia
La place d’Exarchia se trouve au centre du quartier du même nom et toute la zone alentour abrite divers usages du sol (logements, commerces, loisirs). Deux groupes de pratiques bien implantées sur la place mais aussi dans tout le quartier alentour produisent certains rapprochements et certaines appropriations qui créent les conditions dans lesquelles se développent les affrontements actuels [2].
Ces pratiques comprennent 1) l’utilisation de la place pour des actions politiques de la part de mouvements et d’espaces citoyens locaux ou plus larges, conséquence de la très forte densité d’initiatives associatives et politiques dans toute la zone, et 2) la consommation massive de cannabis sur la place de la part d’une grande partie des usagers et visiteurs de la place.
Les productions territoriales qui se manifestent comme résultant des pratiques ci-dessus comprennent 1) la création d’un territoire radical au niveau symbolique et sur la base d’une forte cohésion symbolique entre les mouvements locaux et les espaces citoyens, les usagers et une partie des commerçants, 2) des tactiques d’appropriation de la place par des mouvements et espaces citoyens et 3) des rapprochements quotidiens liés à l’usage massif du cannabis et à l’émergence de la place comme lieu supralocal d’achat et de consommation de cannabis.
Dans le cadre des pratiques et productions territoriales ci-dessus, se sont établies des tactiques « périphériques » qui ne se développent pas du fait des acteurs collectifs susmentionnés (mouvements locaux et espaces citoyens). Ces tactiques comprennent des affrontements fréquents extérieurs au cadre politique entre groupes de jeunes et force de l’ordre, avec des attaques contre des groupes politiques, des actes de dégradation de l’environnement urbain [3], ainsi que le renforcement de groupes violents liés au commerce de la drogue. L’ensemble des productions territoriales ci-dessus (appropriations, rapprochements et tactiques périphériques) s’accompagne de conséquences plus larges qui comprennent d’une part la présence limitée d’acteurs officiels et institutionnels (police et services de la municipalité d’Athènes), d’autre part l’exclusion des enfants, familles et personnes âgées de l’espace de la place.
Les conditions d’exclusion sur la place d’Exarchia sont à l’origine du contenu des affrontements actuels et se construisent sur la base de deux productions territoriales : les rapprochements qui résultent de la consommation massive de cannabis et des tactiques de groupes violents locaux en relation avec le commerce de la drogue. Ces groupes, dans une tentative de s’inscrire dans le quotidien de la place, s’efforcent d’exploiter la cohésion symbolique du quartier et se présentent comme faisant partie des mouvements locaux, avec lesquels toutefois ils n’ont rien à voir. Dans ce cadre ils se livrent à des agressions contre des habitants, des visiteurs, mais aussi contre des membres de mouvements locaux ou de groupes politiques.
« Et cela fait que l’autre ne peut pas venir sur la place, se balader, s’asseoir. Il y a quelque chose qui empêche de passer par là, c’est-à-dire que la place s’adresse directement à quelques personnes, elle n’est pas pour tout le monde. À partir de là, les histoires avec les mafias, au delà du commerce, sont… en même temps il y a une délinquance terrible, de la violence. De la violence entre eux, de la violence avec les habitants, quand quelqu’un va leur dire de décamper, et c’est de la violence physique, il ne s’agit pas de violence verbale. Nous voyons qu’il y a un lien très fort avec les écoles du voisinage, ils exploitent aussi la crise économique, parce que les familles sont dans une situation financière difficile, alors ils utilisent les enfants pour le commerce, et cela se répand de plus en plus. En même temps il y a tout un système qui a toujours existé à Exarchia, du racket pratiqué par certains groupes, qui sont aujourd’hui aussi impliqués dans le commerce, qui font leurs propres réseaux, le contrôle aussi de la circulation des flux de personnes sur la place. Ce n’est pas seulement un contrôle du commerce, c’est aussi un contrôle des gens. », Comité d’initiative des habitants d’Exarchia. |
Par ailleurs, les mouvements locaux et les commerçants attribuent à la police un rôle de simple observateur, voire de soutien au commerce de la drogue.
« Parfois la police le couvre, dans l’ombre évidemment, mais tout le monde le sait, cela fait des années, c’est comme ça que fonctionne le système, à l’américaine, système que malheureusement nous avons adopté en Grèce. L’État sait plus ou moins ce qui se passe et c’est comme ça qu’il garde cet endroit sous contrôle. », un commerçant. |
Les tentatives pour contrer les phénomènes d’exclusion de la place, sous forme de stratégies et de tactiques, sont le fait des mouvements, des espaces citoyens et des commerçants. De façon autonome aussi bien que par le biais de la structure commune de l’« Assemblée populaire d’Exarchia », fondée au printemps 2014, ils développent des stratégies et des tactiques qui tentent, en même temps, d’une part de s’opposer directement au commerce de la drogue et aux tactiques d’exclusion par les groupes violents locaux, d’autre part, de créer des conditions pour intégrer les groupes d’utilisateurs exclus. En même temps, les mouvements locaux ont compris qu’il faut prendre en compte la tentative des groupes violents de s’approprier la cohésion symbolique, autour de certaines valeurs, à l’oeuvre dans le quartier, comme la liberté. C’est la raison pour laquelle ils tentent d’introduire des termes tels que le « cannibalisme social » pour décrire les pratiques des groupes violents, dont le seul objectif est d’imposer leur pouvoir au détriment de tous les autres, ce qui a pour conséquence un processus d’exclusion.
« Il y a aussi ces groupes qui tentent d’usurper différents espaces civiques et très souvent de parler en leur nom. C’est-à-dire, c’est le gars de la mafia qui vient te dire « je suis anarchiste, je vois que tu as le crâne rasé, je pense que tu es membre d’Aube dorée, et je vais te f… une raclée », un point c’est tout, il n’y a pas de discussion […] Il a des contacts ou considère avoir des contacts avec certains espaces… non pas politiques, pas des lieux de réunion, dans certains cas, mais des liens, avec des gens qui habitent et vivent ici. ». Comité d’initiative des habitants d’Exarchia. |
Les stratégies des acteurs ci-dessus incluent la création de territoires provisoires, à l’intérieur desquels ces acteurs sont les principaux créateurs, en termes de contrôle et de gestion du territoire symbolique existant. Les tactiques comprennent la création de territoires où le commerce de la drogue et les tactiques d’exclusion ne sont pas tolérées, et la tentative d’instaurer des rapprochements de la part des groupes exclus en introduisant de nouveaux usages et de nouvelles actions et en construisant des infrastructures matérielles destinées à être utilisées par ces groupes.
Tableau 2 : Productions territoriales opposées sur la place d’Exarchia
Les productions contraires coexistent dans l’espace, mais pas dans le temps ordinaire de la place. Les productions territoriales d’exclusion ont réussi à s’installer via leur intégration dans la vie quotidienne et les rythmes de l’espace public. Les productions territoriales d’intégration au contraire constituent des interventions passagères et externes à ces rythmes. Le cas de la place d’Exarchia montre clairement que la domination au niveau symbolique et la réalisation périodique d’actions n’est pas une condition suffisante pour établir un contrôle et créer des territoires stables. Ce fait a bien été compris par les acteurs d’intégrations, qui s’efforcent depuis quelques années d’intervenir au niveau de la vie quotidienne et de mettre en place des tactiques et des stratégies de caractère autoreproducteur, comme la construction d’équipements fixes qui s’adressent aux usagers exclus ou le refuge de l’« Assemblée populaire d’Exarchia » dans un bâtiment donnant sur la place, avec actions et interventions quotidiennes.
« Il y a ce que nous pourrions appeler une résistance, mais il faut que cela aussi se fasse de façon plus organisée, plus cohérente, par des actions continues de masse sur la place.[…] Le temps que l’on instaure d’autres usages, l’autre commence à s’approprier l’espace. Il faut pas que les gens attendent que l’initiative des habitants, l’occupation x, apportent d’autres usages. Nous sommes 3 personnes à nous retrouver là à faire de la musique. Est-ce que nous pouvons faire notre répétition sur la place ? Ou la répétition de danse là si c’est possible ? Cet espace doit servir à des usages communs de la part de tous. C’est-à-dire, est-ce qu’on peut en faire une utilisation quotidienne ordinaire ? », Comité d’initiative des habitants d’Exarchia |
Place Aghios Pantéléïmonas
La place Aghios Pantéléïmonas se trouve dans le quartier du même nom, et toute la zone alentour est principalement destinée au logement. Le quartier d’Aghios Pantéléïmonas constitue depuis quelques décennies un lieu d’installation pour les migrants (Antonopoulos and Winterdyk, 2006, Arapoglou et al., 2009, Kandylis and Kavoulakos, 2012; Tsiganou, 2010). Ceux-ci constituent d’une part le groupe d’utilisateurs le plus nombreux de la place, et ils représentent d’autre part presque exclusivement les groupes d’utilisateurs les plus jeunes. Préexistant à l’affrontement, la production territoriale résulte du rapport des migrants à l’utilisation quotidienne de l’espace comme lieu de loisir, de jeu et d’interaction sociale.
Opposé à ce rapprochement, le « Comité des habitants d’Aghios Pantéléïmonas » et l’organisation néonazie Aube dorée ont développé des tactiques d’exclusion des migrants. Kavoulakos (2013) soutient que des phénomènes analogues, qu’il considère comme faisant partie d’un « mouvement de rejet » des migrants peuvent être repérés pour la première fois à Aghios Pantéléïmonas en 2008 et que c’est dans ce quartier que ce mouvement a trouvé son expression la plus forte et l’action la plus efficace – pour les objectifs qui sont les siens. Ces tactiques consistent en tentatives de contrôle de l’espace public et se présentent comme une revendication de sa réutilisation par des Grecs. Cependant, l’observation n’a pas permis de repérer des pratiques d’exclusion des usagers grecs de la part de groupes de migrants, soit sous la forme d’appropriation, soit sous la forme de tactiques. De plus, elles ne visent pas des pratiques existantes ou des usages nouvellement instaurés de la part des migrants, mais elles se développent sur la base d’un rejet de l’identité d’« étranger », accompagné de propos racistes. Les pratiques qui se développent à partir de ces tactiques comprennent l’occupation de la place par des supporters et des participants au mouvement de rejet avec une expulsion concomitante de migrants utilisant la place, des attaques violentes directes contre des migrants et l’organisation de manifestations politiques par Aube dorée [4]
Comme le révèlent les éléments ci-dessus, le contenu de l’affrontement porte sur des questions d’identité et de droits d’utilisation de l’espace. En même temps, l’espace public ne constitue pas un enjeu de l’affrontement, mais un paramètre de cet affrontement, puisque cet espace reflète de façon évidente le changement de population de toute la zone. C’est de ce point de vue également que l’on peut interpréter la fermeture de la place de jeu pour les enfants sur la place, car elle rappelait chaque jour le fait que la population juvénile du quartier est essentiellement constituée d’enfants de migrants. Les tactiques ci-dessus, d’une part avec le soutien d’une partie importante des habitants et des commerçants, d’autre part aidées par des stratégies plus générales de la part de l’État (cadre institutionnel et légal concernant les questions de migration et tolérance des tactiques d’exclusion), créent sur la place une zone d’insécurité.
Des tactiques opposées d’intégration se sont développées à l’initiative d’habitants et d’espaces citoyens dans toute la zone, ainsi que d’organisations antiracistes et politiques. Cependant, l’insécurité concerne également les acteurs ci-dessus, dont la présence isolée ou collective est confrontée à des attaques violentes et à la réprobation. Les tactiques d’intégration qui se développent concernent des productions territoriales passagères et fragiles et se réalisent surtout via l’organisation d’actions culturelles qui ont pour objectif de renforcer les rapprochements des migrants avec l’espace public en question.
Tableau 3 : Productions territoriales opposées sur la place Aghios Pantéléïmonas
« On n’a pas encore eu de résultat. Même si on ouvrait la place de jeu, dans la mesure où on ne peut pas contenir les débordements de ceux qui y exerçaient du terrorisme, on ne peut rien faire. À mon avis, la raison était symbolique, on ne voulait pas la rouvrir. Cela voulait dire « C’est nous qui gardons fermée la place de jeu ». Cela ne devait pas changer. Il ne fallait pas qu’on dise que la place de jeu avait ouvert. Symboliquement, en tout cas, parce que d’une façon ou d’une autre, la place était sous occupation […]. Puis il y a eu l’occupation de la place. On ne pouvait même plus passer par la place. Et même nous, qui étions pourtant connus, on ne pouvait plus passer par les rues avoisinantes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, ils se sont calmés, ils ne sont plus agressifs, ils se comportent autrement […]. Ces derniers temps – depuis l’occupation – on n’a rien pu organiser. La seule chose qu’on ait faite, on l’a pas faite tout seuls, mais avec Anichti Poli (Ville ouverte) et d’autres mouvements antiracistes, c’était en octobre, notre première manifestation – ça a été une grande manifestation – c’était un appel à la société athénienne et les gens ont répondu, mais ils avaient peur », Mobilisation des habitants du 6e arrondissement. |
Les conséquences de la tension entre les productions territoriales opposées s’aggravent du fait que, contrairement à ce qui se passe par exemple sur la place d’Exarchia, on n’observe pas de cohésion entre les usagers et les commerçants concernant les raisons de l’affrontement, si bien que cet affrontement se dilue à de nombreux niveaux. De plus, les conditions d’affrontements sur la place d’Aghios Pantéléïmonas s’accompagnent de la dégradation du quartier en termes économiques : les commerces autour de la place restent en majorité fermés, tandis que la valeur réelle du terrain et les loyers présentent une chute importante, plus grande que dans les quartiers voisins.
« En effet elle [la diminution des prix de l’immobilier par rapport aux zones environnantes] est plus importante à Aghios Pantéléïmonas. À mon avis, la publicité que les médias ont donnée à Aghios Pantéléïmonas en général a certainement aussi son importance, car, vois-tu, cela peut très facilement, donner des idées aux gens et je crois que c’est cela qui joue le rôle le plus important. C’est la télévision surtout, qui montre sans cesse des reportages sur le quartier, sur la zone en question… Et le fait que les habitants se montrent dans les médias leur revient comme un boomerang, car les gens voient que ce quartier là-bas n’est pas ce qu’il y a de mieux et tout ça fait baisser les prix, dévalue leur présence. Et donc ce sont les habitants eux-mêmes qui contribuent à ce que leur patrimoine se dévalue. », G.Α., société immobilièreSyntagma Square |
Place Syntagma
La place Syntagma est l’un des espaces publics les plus centraux et les plus symboliques d’Athènes. Elle relève en même temps de la définition d’Iveson (1998) des espaces publics rituels. Dans les espaces publics rituels, l’État occupe une position privilégiée, puisque ces espaces constituent des espaces publics centraux de grande taille, habituellement liés à l’histoire et parés d’une forte dimension symbolique et imaginaire. C’est pourquoi ils sont utilisés aussi bien comme lieux de festivités que comme lieux pour les manifestations de protestation centrales. La place Syntagma correspond aussi à la description de l’espace abstrait de Lefebvre (1974):
« L’espace abstrait est politique, il est instauré par l’État, il est institutionnel. Il semble homogène, sans qu’il le soit absolument, il a pour objectif final l’homogénéité et l’abolition des différences. »
Toute la zone alentour accueille, presque exclusivement, des fonctionnalités économiques et administratives. On y relève d’une part des établissements commerciaux, des hôtels de luxe, des services, et d’autre part, quantité de bâtiments administratifs, comme des ministères, des ambassades et des services publics, le tout dominé par le bâtiment du Parlement hellénique. De plus, la place Syntagma constitue l’une des marques touristiques déposées parmi les plus facilement reconnaissables d’Athènes. En l’absence d’appropriations quotidiennes par certains groupes d’usagers précis, la seule exception étant la présence de skaters, la centralité et l’emplacement de la place, ainsi que le fonctionnement de la station de métro, constituent les principaux éléments constitutifs des productions quotidiennes de l’espace par le biais de rapprochements.
La présence des usagers est liée aux activités économiques au sens large, comme le déplacement pour raisons professionnelles et la consommation. Le fonctionnement de la place Syntagma est soumis aux activités économiques de toute la zone alentour. Dans le cas de la place Syntagma, on voit se développer des rapprochements dus à l’emplacement, avec des pratiques d’utilisation surtout individuelles : traversée de la place, pause brève et rencontre dans le cadre d’activités économiques. Toutefois, contrairement aux autres cas faisant l’objet de la présente recherche, ces rapprochements ne s’accompagnent pas de pratiques d’exclusion d’usagers.
Comme on le sous-entend dans la définition même des espaces publics rituels, les appropriations sont le fait d’une grande diversité d’acteurs : structures officielles et institutionnelles (État, administration locale, partis politiques), forces du marché et mouvements sociaux. Des exemples de productions territoriales provisoires sont fournis par les défilés, les manifestations culturelles et sociales de la municipalité d’Athènes, les rassemblements politiques, les manifestations d’acteurs du marché, ainsi que par des actions de protestation. En tout cas, soit les productions territoriales ci-dessus sont incapables de contester le fonctionnement stable de la place Syntagma en tant que territoire contrôlé par l’État et l’économie, soit elles le renforcent.
La stabilité d’un espace contrôlé par l’État et l’économie repose sur des stratégies et des tactiques provenant surtout des structures institutionnelles. On peut ranger dans ces stratégies les initiatives de planification et de développement qui renforcent le caractère institutionnel de toute la zone alentour. Les tactiques comprennent la présence très forte de la police par rapport aux cas réels de délinquance, l’évacuation immédiate de toute trace qui pourrait être considérée comme incompatible avec le les activités économiques de l’espace, comme les affiches ou les graffitis, mais aussi les interventions directes du marché sur la place et dans les infrastructures de cet espace public [5].
Finalement, la place Syntagma présente le cas d’un territoire contrôlé à l’intérieur duquel le rôle dominant est joué par l’État, l’administration locale et les forces de l’économie. La seule production territoriale d’opposition concerne des appropriations par les mouvements sociaux, mais sans tentatives contraires de contrôle sous la forme de tactiques.
Conclusions
Les différentes productions territoriales d’opposition dans les trois espaces publics étudiés sont, en majorité, périodiques, éphémères et fragiles. Ce fait découle de leur développement parallèlement à des productions territoriales opposées dominantes, comme on pouvait s’y attendre dans des conditions d’affrontements. On observe quelques exceptions à la logique d’affrontement : 1) d’une part l’ensemble de la place Syntagma est un territoire nettement défini et contrôlé par l’État, l’administration locale et l’économie, et 2) le « territoire radical » sur la place d’Exarchia avec la zone environnante, territoire qui toutefois se situe d’une part à un niveau symbolique et se traduit d’autre part seulement en partie au niveau de la vie quotidienne. On peut dans les deux cas mentionner l’existence d’un territoire « confisqué », puisque sur la place Syntagma, on ne voit pas de tentatives de contrôles personnalisées par des acteurs extérieurs aux acteurs dominants, tandis que pour la place d’Exarchia, on ne saurait contester les appropriations dominantes, malgré les tentatives d’interprétation divergentes.
Sur la base de l’analyse des trois cas précédents, on peut repérer certains paramètres de la production territoriale en situation d’affrontement. Tout d’abord, parmi les différentes formes de production territoriale, celle qui est le plus liée à la situation d’affrontement consiste en tactiques qui constituent une tentative consciente de contrôle, se développent dans l’espace considéré et qui enfin, dans des conditions d’affrontement, constituent des tentatives pour s’opposer à d’autres formes de production territoriale. Parmi les trois cas étudiés, seul celui de la place Syntagma présente un territoire figé, puisque l’on n’y observe pas de tactiques contestant le contrôle de la place par l’État, par l’administration locale et l’économie. De plus, c’est le paramètre de la tentative de contrôle consciente qui différencie la portée et les résultats de telles pratiques. Ainsi, les manifestations de mouvements citoyens constituent des tactiques pour la place d’Exarchia, mais des appropriations dans le cas de la place Syntagma, tandis que l’on observe la même chose en ce qui concerne les rassemblements de partis sur la place d’Aghios Pantéléïmonas et sur la place Syntagma.
Le paramètre du temps et des rythmes se révèle particulièrement décisif. Les productions territoriales qui s’inscrivent dans la vie quotidienne de l’espace public présentent des niveaux de tolérance plus élevés aux affrontements par rapport à celles qui se développent à la suite de tactiques périodiques, y compris dans le cas de la place d’Exarchia, où l’ensemble des acteurs urbains locaux s’y opposent. Enfin le degré et les modalités d’implication des usagers jouent un rôle déterminant. Indépendamment du contenu, les rapprochements qui sont produits par la majorité des usagers, comme à travers la consommation de cannabis et les rapprochements des migrants avec les loisirs et le jeu, sont assez résistants aux tactiques et stratégies opposées.
[1] http://phdtheses.ekt.gr/eadd/handle/10442/36254″ target= »_blank »>http://phdtheses.ekt.gr/eadd/handle/10442/36254″>http://phdtheses.ekt.gr/eadd/handle/10442/36254
[2] On trouve en outre sur la place d’Exarchia des productions territoriales par appropriations par le biais d’activités économiques (exploitation des espaces ouverts des commerces, marché populaire sur la place, etc.). Le présent article cependant se focalise sur des productions territoriales en relation directe avec les situations d’affrontement et d’exclusion que l’on observe dans l’espace public en question.
[3] Par exemple, des dégradations de statues et d’infrastructures réalisées par la municipalité d’Athènes mais aussi par des mouvements locaux, des dégradations des transports en commun (v. à titre indicatif (http://www.efsyn.gr/arthro/vandalismos-stin-protomi-tis-lelas-karagianni-sta-exarheia et http://www.efsyn.gr/arthro/fotia-se-tria-trolei-konta-sto-polytehneio , en grec)
[4] Sur la place Syntagma, rassemblements et manifestations de partis politiques se rangent dans les appropriations et non pas dans les tactiques, puisque cela ne constitue pas des tentatives de contrôle. Cependant de telles manifestations de la part d’Aube dorée sur la place d’Aghiou Pantéléïmona constituent des tentatives de contrôle tant au niveau de l’espace public que du quartier en général, puisqu’elles s’accompagnent de pratiques mais aussi de récits qui promeuvent l’exclusion.
[5] Ce que révèle par exemple la réalisation de travaux de réhabilitation effectués par le propriétaire d’un hôtel http://www.aftodioikisi.gr/ota/dimoi/oasi-egine-i-plateia-sintagmatos-pos-apektise-tin-palia-tis-omorfia-aigli-foto/ (en grec)
Référence de la notice
Pettas, D. (2017) La production de l’espace en situation d’affrontement, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/εspace-en-situation-daffrontement/ , DOI: 10.17902/20971.68
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
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- Καβουλάκος Κ-Ι (2013) Κινήματα και δημόσιοι χώροι στην Αθήνα: χώροι ελευθερίας, χώροι δημοκρατίας, χώροι κυριαρχίας. Στο: Κανδύλης Γ, Μαλούτας Θ, Πέτρου Μ, κ.ά. (επιμ.), Το κέντρο της Αθήνας ως πολιτικό διακύβευμα, Αθήνα: ΕΚΚΕ, σσ 237–256.
- Πέττας Δ (2015) Ο δημόσιος χώρος ως πεδίο αστικών συγκρούσεων. Η επίδραση των σχέσεων εξουσίας στη καθημερινότητα και τις πρακτικές χρήσης. ΕΜΠ.
- Τσίγκανου Ι, Λαμπράκη Ι, Φατούρου Ι, κ.ά. (2010) Μετανάστευση και εγκληματικότητα: Μύθοι και πραγματικότητα. Τσίγκανου Ι (επιμ.), Αθήνα: Εθνικό Κέντρο Κοινωνικών Ερευνών.
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- Deleuze G and Guattari F (1972) Anti-Oedipus: Capitalism and schizophrenia. 1st ed. London: Bloomsbury Publishing.
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