Athènes : un regard critique sur les trottinettes électriques
2020 | Mar
Les trottinettes électriques ont fait récemment leur apparition à Athènes, accompagnées comme dans d’autres villes grecques d’un discours approbateur de la part des journalistes et des collectivités locales (Αθηναϊκό-Μακεδονικό Πρακτορείο Ειδήσεων/ Agence Nouvelles d’ Athènes-macédonienne , 2019 / Journal Η Εφημερίδα των Συντακτών, 2019 / TyposThes, 2019) sur l’intégration dans le cadre urbain de cette nouvelle offre de mobilité verte et alternative [1]. Les informations qui traitent ce sujet ne permettent pas de structurer un discours public sur la ville, mais aboutissent à une réception acritique du modernisme occidental couplée à une indifférence envers l’organisation de l’espace public en ville. Ceci est le résultat d’une aphonie publique toute particulière concernant l’urbanisme, à laquelle contribuent depuis des décennies les autorités comme les athéniens, qui ont trouvé refuge dans les avantages que les uns comme les autres tirent de l’appropriation à petite ou grande échelle de l’espace public. A travers ce texte, nous tentons d’exercer une critique envers ce nouveau moyen de transport, avec la défense de l’espace public et de son usage collectif comme visée ultime.
En focalisant notre attention sur les trottinettes, il est nécessaire d’opérer une distinction entre celles qui sont dédiées à un usage privé et celles qui relèvent d’un usage public, c’est-à-dire celles qui sont en location. Si nous laissons temporairement de côté les trottinettes en location, il apparaît que les trottinettes privées sont une solution de mobilité largement semblable aux motocyclettes. Leur point commun est que les trottinettes autant que les motocyclettes sont des variantes de deux-roues à moteur. Elles diffèrent cependant dans plusieurs domaines:
- Les trottinettes sont plus légères et plus petites que les plus petites motocyclettes. Ce qui veut dire que dans le cas des trottinettes privées, elles peuvent se ranger à l’intérieur des bâtiments.
- Elles sont propulsées par de l’électricité et non par du carburant, ce qui induit qu’elles n’émettent pas de polluants dans l’environnement urbain.
- Les trottinettes ont de plus petites roues que les motocyclettes, ce qui les rend plus instables et dangereuses, et pousse leurs utilisateurs, pour des raisons de sécurité personnelle, à les utiliser indûment sur les trottoirs, autrement dit dans l’espace vital des piétons. Donc, si jusqu’à présent les motocyclettes se contentent de stationner sur les trottoirs, les trottinettes, de surcroît, y circulent. Elles constituent un facteur de plus dans la limitation de la circulation piétonnière.
- En outre, l’instabilité des trottinettes par rapport aux motocyclettes limite les possibilités d’usage de celles-ci par les personnes les plus âgées.
- Une trottinette a un coût d’achat moindre que celui d’une motocyclette, ne nécessite pas de permis de conduire et d’assurance, mais en tant que véhicule dispose d’une autonomie énergétique inférieure et d’une vitesse de mouvement également inférieure.
Les trottinettes ne doivent pas leur succès récent à leur version privée mais à leur version publique. En pratique, cela signifie que la trottinette peut intervenir comme un mode de transport intermédiaire en direction ou à partir d’un mode de transport collectif ou d’un véhicule particulier. En ce sens, la trottinette limite l’usage des voitures et rend les transports collectifs plus attractifs.
Il s’agit sans aucun doute d’un argument technique de poids dans l’arsenal des promoteurs de cette innovation. Il serait pertinent de la part des journalistes, politiques, et experts en mobilité de promouvoir tout aussi chaleureusement la solution des bicyclettes à usage collectif – inspiré aussi de pratiques occidentales – que les trottinettes viennent remplacer, pour des raisons que nous évoquerons plus loin. Toutefois, avant d’analyser ce passage de la bicyclette à la trottinette, il nous faut tout d’abord opposer à l’argument faisant d’Athènes une ville inadaptée à l’usage de la bicyclette, du fait de son relief prononcé, le fait que les bicyclettes disposent d’une version hybride, combinant impulsion mécanique et pédalage [2].
Dès les années 1990, l’Union Européenne a fait la promotion du modèle de la cité compacte (Commission of the European Communities, 1990). La ville compacte est basée sur une conception théorique selon laquelle, si la structure urbaine est plus dense et d’usage mixte, alors les besoins de mobilité de la population s’en trouveront réduits (Neuman 2005). Cependant, les structures plus denses sont encore moins accueillantes envers les véhicules particuliers, du fait de leur forte exigence d’espace (Melia, Parkhurst & Barton 2011).
Ainsi s’est posé le besoin de développement d’un plan de « mobilité durable ». La version initiale de ce plan visant à réduire l’usage et l’espace consommé par les VP, via un développement simultané des transports publics et des modes non mécanisés (la marche et la bicyclette). Dans ce cadre, se sont développés des systèmes de location de bicyclette en des points de stationnements fixes, ancrés dans des installations dédiées, positionnées en des endroits auparavant dédiés au stationnement des VP. Par la suite, des bicyclettes hybrides ont fait leur apparition, afin de prendre en compte la totalité des conditions topographiques et des générations d’usagers. Ces systèmes, que l’on peut voir de Paris à Mexico, sont le fruit d’investissements publics permettant de faibles coûts pour l’usager et une empreinte environnementale réduite.
Dans le cadre de la gouvernance néolibérale, la planification de la mobilité non mécanisée a atterri dans les mains de l’initiative privée, au risque de voir disparaître l’ensemble des résultats positifs dont était porteur le plan initial de « mobilité durable » pour l’environnement et la condition physique des habitants. En ce qui concerne ce plan, tout d’abord, le système de stationnement a été remplacé par la recherche des vélos via des GPS, avec pour résultat de les trouver stationnés sur les trottoirs. Ensuite, l’on s’est mis en quête d’un produit meilleur marché et plus maniable que la bicyclette hybride, chère du fait de la complexité de sa fabrication et relativement dysfonctionnelle du fait de son poids et de son volume. Le résultat a finalement été l’annulation du choix de la bicyclette. L’absence de système de stationnement a en outre une conséquence environnementale. Les systèmes de véhicules à usage collectif ne s’auto-régulent pas ; ce qui veut dire que, soit du fait de sols très pentus, soit à cause des conditions météorologiques, ou pour toute autre raison, les véhicules tendent à s’accumuler en des endroits précis de la ville. L’équilibrage du système est assuré par des camions ou des voitures motorisées qui assurent la répartition géographique des deux-roues. Ainsi, alors que dans le cas de systèmes de stationnement cette répartition se fait au gré des points de stationnement, dans le cas des trottinettes, celles-ci doivent être collectées en divers points de la ville, et en outre être transportées afin de réintégrer les endroits voulus, ce qui alourdit considérablement l’empreinte environnementale du rééquilibrage.
En fin de compte, plutôt que d’augmenter l’espace dédié aux piétons et aux modes non motorisés, conformément à la vocation initiale de la planification plus favorable à l’environnement, nous aboutissons à une utilisation de moyens de transport motorisés qui circulent et stationnent sur les espaces dédiés aux piétons et aux bicyclettes.
Figure 1 : Trottinettes électriques stationnées sur un trottoir dans une disposition qui perturbe le passage des piétons, avenue Vassilissis Sophias, Athènes, Août 2019.
Tant en Grèce que dans le reste du monde, cette situation absurde se trouve actuellement au stade de la mise en place de règles, qui en pratique ne sont efficaces que là où existe un vaste réseau de voies cyclables. La législation grecque à venir prochainement conduira les usagers de trottinettes, soit aux dangers que réserve la route, soit à l’illégalité des trottoirs. En réalité, il ne s’agit pas d’une législation portant sur la prévention, mais sur la gestion légale des accidents susceptibles de se produire (Παπαδημητράκη 2019).
Une dernière différence, et sans doute la plus éloquente concernant le problème généré par la transition des bicyclettes aux trottinettes, est l’explosion du prix pour l’usager. A Paris, par exemple, l’usage des bicyclettes coûte chaque mois 3,10 euros pour un vélo classique, et 8,30 euros pour les hybrides (Velib Metropole 2019), tandis que les trottinettes sont proposées, comme à Athènes, moyennant un coût d’un euro par utilisateur plus 0,15 euro par minute d’utilisation (Lime 2018, Hive 2019).
Nous pouvons donc en tirer la conclusion qu’il s’agit là d’une conception de la planification des transports moins juste socialement, ce qui, dans la mesure où cela mène à la réduction d’autres alternatives, agit comme un facteur de gentrification supplémentaire de l’espace urbain.
La diffusion initiale des trottinettes électriques est principalement liée aux jeunes touristes, ainsi qu’au remplacement des trajets courts jusqu’alors effectués par les taxis. Elle crée donc un potentiel de développement pour des intérêts économiques et des comportements urbains qui à long terme, à l’instar d’AIRBNB et UBER, sont susceptibles de se muer en leviers d’altération de l’ensemble des structures et flux urbains.
Figure 2 : Espace d’activité de la société de location de trottinettes électriques Hive à Athènes. Il s’agit d’un état de développement initial basé sur des parcours touristiques
Source : Application Hive, 4 Novembre 2019, 18h13 (GMT+2)
Figure 3 : Espace d’activité de la société de location de trottinettes électriques Lime à Athènes. Développement plus étalé ; à noter, l’exception du quartier d’Exarcheia
Source : Application Lime, 4 Novembre 2019, 17h04 & 17h25 (GMT+2)
Bien que l’égalité sociale soit le seul élément dont les innovations néolibérales ne fassent pas la promotion, il est permis de se demander pourquoi en Grèce, sitôt qu’il s’agit de questions urbaines, les politiques d’aménagement ne se trouvent jamais contraintes de répondre aux enjeux de justice et environnementaux. La réponse à cette question est en partie liée à la crise grecque, mais tient aussi à un manque de respect général vis-à-vis de l’espace public. Ainsi, les responsables politiques en charge de la planification urbaine tirent profit de celle-ci, faisant immédiatement la promotion de toute innovation visant l’embellissement de la ville, avec tout ce que cela implique en matière de prix de l’immobilier. Dans le même temps, ils évitent d’augmenter la part de la contribution de l’État aux transports, mais aussi de s’affronter à l’égoïsme des automobilistes.
Il se pourrait que l’élément le plus important et bien entendu non négligeable concernant les trottinettes, est qu’elles ne causeront pas de victimes, la législation étant volontairement aveugle sur l’absence d’infrastructures appropriées. Mais compte tenu des tendances au remodelage des villes sous l’impact des pratiques de gentrification et de ségrégation sociale qui sont mondialement promues, et dont le cas le plus emblématique entre tous est la ville de Londres, il s’agirait pour leurs habitants de remettre en question le climat d’acceptation de cette étrange aphonie générale concernant l’organisation de l’espace public, s’ils veulent conserver le caractère démocratique de la ville face à toute forme d’aménagement visant à diviser l’espace urbain athénien entre ville des riches et ville des pauvres.
[1] Bien sûr, ceci n’implique pas qu’il s’agisse d’un « moyen vert », tant du fait de l’énergie électrique qu’elle consomme, et qui peut provenir de la combustion de lignite à Ptolemaïda, que du fait que 95 % des batteries au lithium à la fin de leur vie, pour des raisons économiques et techniques, finiront en déchet toxique hors de l’espace urbain. Bien entendu, ceci vaut également pour les voitures électriques. (Jacoby M, 2019)
[2] La recharge hybride implique d’une part le réseau de distribution d’énergie, et d’autre part le pédalage avec un système de dynamo.
Référence de la notice
Tzanetatos, D. (2020) Athènes : un regard critique sur les trottinettes électriques, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/athenes-un-regard-critique-sur-les-trottinettes-electriques/ , DOI: 10.17902/20971.94
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Commission of the European Communities (1990) Green paper on the urban environment. Brussels: Office for Official Publications of the European Communities.
- Melia S, Parkhurst G and Barton H (2011) The paradox of intensification. Transport Policy 18(1). Elsevier: 46–52.
- Neuman M (2005) The compact city fallacy. Journal of planning education and research 25(1). Sage Publications: 11–26.
Sources electroniques
- Αθηναϊκό-Μακεδονικό Πρακτορείο Ειδήσεων (2019) Τα ηλεκτρικά πατίνια της Lime ήρθαν και στο Δήμο της Αθήνας. Available at: https://www.amna.gr/home/article/326997/Ta-ilektrika-patinia-tis-Lime-irthan-kai-sto-Dimo-tis-Athinas (ημερομηνία πρόσβασης 4 Φεβρουαρίου 2020).
- Η Εφημερίδα των Συντακτών (2019) «Έρχονται» τα ηλεκτρικά πατίνια στο Ρέθυμνο. Available at: https://www.efsyn.gr/efkriti/koinonia/202463_erhontai-ta-ilektrika-patinia-sto-rethymno (ημερομηνία πρόσβασης 4 Φεβρουαρίου 2020).
- Παπαδημητράκη Μ (2019) Στραβοτιμονιές στην πόλη. Σχεδία 75: 34–38.
- Hive (2019) Δες πώς δουλεύει. Εύκολο, σωστά? Available at: https://www.ridehive.com/home-gr#how-it-works-gr (ημερομηνία πρόσβασης 4 Νοεμβρίου 2019).
- Lime (2018) Electric Scooters in Paris: Lime Rolls Into World’s Tourism Capital. Available at: https://www.li.me/second-street/electric-scooters-in-paris-lime-rolls-into-world-tourism-capital (ημερομηνία πρόσβασης 4 Νοεμβρίου 2019).
- TyposThes (2019) «Σαρώνουν» τα ηλεκτρικά πατίνια – Δωρεάν για τα «γενέθλια». Available at: https://www.typosthes.gr/thessaloniki/203558_thessaloniki-saronoyn-ta-ilektrika-patinia-dorean-gia-ta-genethlia (ημερομηνία πρόσβασης 4 Φεβρουαρίου 2020).
- Jacoby M (2019) It’s Time to get Serious about Recycling Lithium-Ion Batteries. Chemical & Engeeniring News 97: 1–3. Available at: https://cen.acs.org/materials/energy-storage/time-serious-recycling-lithium/97/i28.
- Velib Metropole (2019) Les abonnements pour les utilisateurs réguliers. Available at: https://www.velib-metropole.fr/offers (ημερομηνία πρόσβασης 4 Νοεμβρίου 2019).