La rue comme personnage littéraire dans le récit de la ville : Vasilissis Sofias
2019 | Jan
La rue comme personnage principal dans le récit de la ville
La littérature grecque contient des centaines d’allusions à la ville d’Athènes en tant que décor narratif, tandis que, tout particulièrement ces dernières années, abondent les allusions à sa participation polymorphe au récit, y compris en tant qu’« acteur autonome » au même titre que les divers personnages qu’il contient.
La ville en elle-même pourrait cependant être reconnue comme un roman dans le processus narratif duquel le narrateur n’est pas un simple sujet en tant que « personne physique » ou un narrateur omniscient, mais ses propres rues. Et ceci parce que le récit de la rue compose l’intrigue de la ville et articule les différentes facettes de son idéologie de la même manière dont le personnage exprime les enjeux idéologiques du roman, livrant bataille pour assurer leur domination, à travers sa propre domination (Δοξιάδης, 1988). Il s’agit donc de la rue comme personnage dans le récit de la ville.
Il existe des rues suspectes, sombres, perdues, des rues fantasmagoriques et bruyantes, des rues récréatives et commerçantes, des rues permettant l’évasion, la rencontre et la flânerie. Dans toutes ces rues, se concentrent les transformations et les fluctuations entre public et privé, espace et temps, ainsi que les normes éphémères et transitoires pesant sur la diversité. Dans la rue règne le hasard, le conjoncturel, mais aussi la normalité. Elle est la narratrice de la discontinuité dans le récit de la ville ainsi que le terrain par excellence de déroulement de l’expérience urbaine. Ici dominent les pratiques de l’espace échappant à l’horizon du visible, l’ensemble de ces réseaux d’inter-imbrication échappant à la compréhension, traçant les empreintes, à travers une expérience mythique de l’espace, d’une « sombre et aveugle mobilité de la ville occupée » ( Michel de Certeau/ Μισέλ ντε Σερτώ, 2010: 247) La rue prédit par avance ce qui va se produire, a la mémoire de ce qui s’est produit et énonce ce qui est en train de se passer.
Dans ce grand et ambitieux roman de la ville, alors que toutes les rues pourraient en raconter l’ensemble des aspects et des connections, elles ne pourraient pas toutes en être protagonistes de la même manière. Car dans le labyrinthe de l’expérience urbaine post-moderne, les rues ne « sont » pas, mais, en tant qu’agents actifs, « agissent ». Elles fonctionnent donc de telle manière que nous pourrions soutenir que le rôle tenu par le sujet/personnage dans le récit est tenu précisément par la rue dans la ville. Tant le personnage que la rue sont agents de l’action et acteurs complexes de l’intrigue, ainsi que de la ville.
Notre choix portera, non par hasard, sur l’avenue Vasilissis Sofias (que nous abrégerons en V. Sofias), pour démontrer que le récit de la ville peut s’appréhender de façon à ce que l’action des rues en tant que personnages consiste en leur reconnaissance d’une part comme condensé fondamental de l’expérience urbaine, et d’autre part comme agents de restitution du sens à travers le flux des identités alternantes de la ville, constitutives de matrices productives ininterrompues. Mais, de même que les personnages sont porteurs de différents types d’action, les rues ne portent pas la marque des mêmes types d’expériences urbaines. Aucune rue ne parle la même langue. En partant des schémas rhétoriques ci-dessus, nous pourrions avancer que la caractérisation communément admise de l’avenue V. Sofias comme « artère » de la ville, centrale de surcroît, est une métaphore fondamentale témoignant d’une détermination conceptuelle d’importance vitale pour Athènes (Τουρνικιώτης, 2000) (Photo 1). It is known that the artery is a large vessel that transfers blood from the heart to the other vital organs of man; but isn’t the city a living organism whose life is determined by its arteries?
Photo 1: Vasilissis Sofias comme artère dans le corps de la ville. Vue depuis l’hôtel Hilton en direction du quartier d’Ambelokipi
Qu’est-ce d’ailleurs qu’une artère, sinon un grand vaisseau transportant du sang depuis le cœur vers les autres organes vitaux. La ville n’est-elle pas un organisme vivant dont la vie dépend de ses artères ? Cependant, pour qu’une relation soit métaphorique, elle doit d’abord être métonymique (Δοξιάδης, 2008). Et l’avenue Vasilissis Sofias est une métonymie fondamentale d’Athènes. Pas seulement du fait que la métonymie est un processus cognitif par lequel un concept fournit un accès logique à un autre concept (Βελούδης, 2005), ni parce qu’il s’agit simplement d’une relation de la partie au tout, ce qui est la version la plus caractéristique de la métonymie en ce qu’elle comporte dans le même temps la relation spatiale d’ « appartenance », mais parce que ses points de repère forment une multitude de maillons au sein de la chaîne constitutive du récit de la ville. De la même manière que l’homme est synonyme de parole et le scorpion de poison, V. Sofias signifie Athènes.
La trilogie spatio-temporelle de l’avenue Vasilissis Sofias
Parcourant l’avenue V. Sofias, nous remarquons que ses deux grands « angles » la divisent de manière informelle en trois segments « naturels », et les virages de l’avenue se révèlent ainsi comme des virages dans le temps.
Carte 1: L’avenue Vasilissis Sofias
En partant de la place Syntagma en direction d’Ambelokipi, le premier segment (Carte 2), qui est aussi le plus imposant, comprend l’ensemble de l’espace compris entre le Parlement, l’ancien Palais Royal, et le croisement des rues Irodotou et Rigillis. Jusque là, le Jardin National, presque tous les bâtiments néoclassiques [1], subsistants, les imposantes et raffinées demeures des classes les plus aisées de la fin du 19è et du début du 20è siècle, mais aussi les résidences luxueuses construites en lieu et place de celles qui ont été détruites après la guerre, ouvrages dus à des architectes célèbres et reconnus, font de V. Sofias l’avenue la plus aristocratique et en même temps le lieu/symbole de la prospérité urbaine, ce qui fait de lui jusqu’à nos jours et sans discontinuer la vitrine d’Athènes.
Plus précisément, la résidence de Nikolaos Psychas (1885, V. Sofias n°3, Ernst Ziller) [2], qui héberge l’ambassade d’Égypte, le Palais Kaftantzoglou (1900, V. Sofias n°4, E. Ziller), où siège aujourd’hui la Commission Européenne, le Palais Andreas Syggros (1873, V. Sofias n°5, E. Ziller), siège du Ministère des Affaires Étrangères, le Palais Merlin (1895, V. Sofias n°7, Anastassios Metaxas), siège de l’ambassade de France, l’immeuble G. Kourbandis et Ch. Evelpidis (1932, V. Sofias n°6-8, Dimitris Fotiadis), la résidence Rentis (1920, V. Sofias n°9, Vassilis Tsagris), où siège de nos jours la Fondation Theocharakis, la résidence Stephanos Psychas (1875, croisement de V. Sofias et de Sekeri n°2, E. Ziller), siège de l’ambassade d’Italie, la résidence Charokopou ou Emmanouil Benaki (1860, croisement de V. Sofias et de Koumbari n°1, An. Metaxas), siège du musée du même nom, la « résidence blanche de Kalligas » (1954, V. Sofias n°25, Konstantin Kapsambèlis), un luxueux immeuble de l’entre-deux guerres de K. Kitsikis associant des éléments classiques et modernes (1938, V. Sofias n°29). Ce premier segment aboutit côté gauche au Palais Stathatos (1895, au croisement de V. Sofias n°31 et d’Irodotou, E. Ziller), qui héberge aujourd’hui le Musée d’Art Cycladique, et sur la droite, face à celui-ci, au Palais Saroglio, qui héberge le Mess des Officiers (1930, V. Sofias et Rigillis n°1, Al. Nikoloudis) [3] (photos 2-14).
Carte 2: Le premier segment de l’avenue Vasilissis Sofias
Photos 1-12:
Le second segment (Carte 2), une fois dépassé le Palais Ilisia (1848, V. Sofias n°22, Stamatis Kleanthis), qui héberge le musée byzantin, puis le musée de la guerre (1975, Rizari n°2, Thoukydidis Valentis) et l’hôpital d’Evangelismos, aboutit à deux points de repère emblématiques également importants. À la sculpture du Coureur (en grec Dromeas) de Kostas Varoutsos qui se trouve au centre de la rue, sur la place de la Grande École de la Nation et à la droite de celle-ci, face à l’ « immeuble rouge » (1927, V. Sofias n°55, Konstantinos Kitsikis), l’un des bâtiments les plus représentatifs du modernisme, symbole non seulement du bien-être social mais aussi d’intégration du lieu au réseau touristique mondial, l’hôtel Hilton (Τουρνικίωτης, 2000).
Le chantier fut achevé en 1963 par Em. Vourekas, Pr. Vassiliadis et Sp. Staïkos, les coups de pinceau en relief de Moralis au-dessus de l’entrée principale ayant pour but de faire contre-poids par un peu d’hellénité au volume imposant de la puissance d’outre-mer qui à cette époque se trouvait au zénith de sa puissance (Φιλιππίδης, 2000) (Photos: 15-18 ).
Carte 3: Le second segment de l’avenue Vasilissis Sofias
Photos 13-16:
Le troisième segment de la rue (Carte 4) , dans lequel domine à l’évidence une esthétique modernisante, commence là où se termine l’hôtel Hilton. Au-delà du Centre Hospitalier du Fonds d’Investissement des Armées (C.H.F.A.A.), exception faite de la résidence Antonopoulos (1934, V. Sofias n°88, Giorgios Kontoleon) – avec, comme innovation de l’architecte, la façade donnant sur l’Acropole et non la rue – et des quatre hôpitaux (Aiginitio, Aretaiïo, Alexandra et Ippokratio), l’avenue est ornée d’immeubles et de bâtiments d’après-guerre, œuvre là encore d’architectes célèbres tels que Nikos Valsamakis et Panagiotis Michelis (photos 19-26).
Dans ce segment se trouve le Palais de la Musique (1991,V. Sofias n°89, Vourekas-Skroumbelos) et l’ambassade américaine (1960, V. Sofias n°91), œuvre du célèbre Walter Gropius, l’une des plus fameuses œuvres architecturales et l’un des points de repère les plus marquants d’Athènes (Photos: 27-28).
La seule enclave vouée aux loisirs, dans toute l’avenue V. Sofias se trouve, et non par hasard, à cet endroit. Il s’agit de la place Mavili et ses divers restaurants, bars, cafés et pâtisseries ; et bien entendu le très célèbre bar Lora, qui connut de beaux jours dès 1967 et durant près de quatre décennies (Photos: 29-30).
Carte 4: Le troisième segment de l’avenue Vasilissis Sofias
La seule enclave vouée aux loisirs, dans toute l’avenue V. Sofias se trouve, et non par hasard, à cet endroit. Il s’agit de la place Mavili et ses divers restaurants, bars, cafés et pâtisseries ; et bien entendu, du très célèbre bar Lora, qui connut de beaux jours dès 1967 et durant près de quatre décennies (Photos: 29-30).
Le segment de la rue le plus moderne, s’achèvera de manière clairement symbolique à hauteur des Tours d’Athènes (1971, croisement de V. Sofias et de Mesogeion n°2, Vikelas), première tentative de construction de gratte-ciels en Grèce (Photos 31-32).
L’ensemble de l’avenue V. Sofias présente donc une certaine ressemblance avec une fantastique Biennale d’architecture constituée d’œuvres s’étalant sur une période de plus d’un siècle. Il s’agit d’œuvres ayant, dans le cadre d’une linéarité spatio-temporelle, déterminé et donné forme non seulement à l’identité visuelle du tissu urbain athénien, mais aussi à des identités idéologiques diverses, dont l’étendue et la renommée les dépassent inévitablement et nécessairement.
Photos 19-32:
La rhétorique du pouvoir du narrateur à la première personne de la ville
De la description ci-dessus nous pouvons déduire que l’avenue V. Sofias, à travers l’empire des façades d’immeubles, concentre des aspects extrêmement importants de l’identité urbaine d’Athènes, aspects ayant certainement déterminé les archétypes de cette identité. Mais au-delà de cette omnipotence des signifiants, l’avenue V. Sofias forme un ensemble de lieux pouvant être qualifiés d’«éminents». L’un des types particuliers de lieux « éminents » est le lieu « paradigmatique ». Il s’agit de lieux uniques disposant d’une place prépondérante dans la mémoire sociale, incarnant l’expérience historique collective et participant à la formation des représentations conceptuelles communes (Τζανάκης-Σαβάκης, 2003:89).
Un exemple caractéristique en est son premier segment, sans que cela signifie que les différents points de repère que nous avons mentionnés ne participent pas eux aussi à l’incarnation de l’expérience urbaine collective, telle que par exemple l’ambassade américaine et les deux tours d’Athènes.
Le caractère idéologique de l’avenue V. Sofias, au moins jusqu’au Palais Stathatos et au Mess des Officiers, n’est que trop évident.
Le souhait, totalement inscrit dans la conscience urbaine collective : « si seulement toute la ville pouvait être comme ça », et l’abandon permanent à une «frustration» envers une Athènes perdue dans « la contreprestation et le ciment », trouve en grande partie son origine dans ces fragments idéalisés du passé situés au début de cette rue. C’est le même sentiment que l’on retrouve derrière l’idéologisation rampante de la nostalgie, qui ignore les conditions sociales objectives de la société grecque à partir du début du 20è siècle (Φιλιππίδης, 2000).
Il est probable que cette nostalgie se traduise dans une recherche de pureté et d’authenticité de la forme, facilement identifiable dans son opposition à l’immobilisme face à la fragmentation métropolitaine diffuse. Dans ce sens, toutefois, la nostalgie se traduit également dans une disponibilité à la consommation du passé à travers des formes répondant aux rhétoriques que nous venons d’évoquer. Dans le roman de la ville, l’avenue V. Sofias, comme personnage du récit, apparaît sous les traits d’un « personnage » unique, à la fois « héros, narrateur et auteur » (Genette, 2007: 325). Ce personnage « nommé » écrit l’histoire de la ville, occupe le rôle principal dans chaque scène avec la tension historique accumulée, et non sans «suffisance» narre de manière pompeuse et auto-référentielle sa propre histoire, qui finalement n’est autre que l’histoire du centre de la ville [4].
A travers un système de formes rhétoriques, se formera le plus riche répertoire de représentations emblématiques. La rue commencera « comme de juste » par un point de repère imposant, doté de sa propre contribution à l’histoire de la ville, l’hôtel Grande Bretagne, pour aboutir au croisement des avenues V. Sofias, Alexandras et Kifisias (Photos 33-34).
Photos 33-34:
L’un des quatre axes interconnectés que propose Kyrkos Doxiadis dans le cadre de l’analyse du récit dans son œuvre intitulée « Analyse du discours. Fondements socio-philosophiques », est l’axe des concepts, qui porte sur les modes d’implication du sujet narratif dans le récit [5].
Ici, l’auteur donne comme exemple le concept de temporalité, qui correspond parfaitement au cas de l’avenue V. Sofias comme personnage dans le récit de la ville. Il indique d’ailleurs : « Je me réfère principalement à des cas dans lesquels les personnages eux-mêmes narrent des événements ayant déjà eu lieu, de manière à ce que cette narration constitue une part importante de l’intrigue elle-même » (Δοξιάδης, 2008: 176). La rue V. Sofias ne narre-t-elle pas ces événements constituant une part importante du récit de la ville au point que la rue elle-même « absorbe » n’importe quel sujet évoluant en son sein, dans la mesure où elle annihile l’ensemble des réalisations subjectives au nom de sa complète substantialisation en tant qu’entité indépendante ? Parce qu’il semble que dans cette rue traversée par des flux constants ne peuvent tenir des individus, ne peuvent exister des sujets, mais seulement quelques points de repères et de points de rencontre occasionnels. Cette substantialisation rappelle l’image de la ville telle qu’elle apparaît dans la Cité Violette d’Angelos Terzakis. Il est d’ailleurs significatif que l’auteur, désireux de décrire la forme chaotique que la ville a commencé à revêtir dès avant la guerre, utilise à cette fin le terme d’ « artère ». [6].
Si la principale caractéristique du flâneur est sa capacité à se perdre dans la ville, la rue de V. Sofias ne permet pas l’existence d’une telle subjectivité. (Σταυρίδης, 2007).
Dans la mesure où le flâneur se doit de ne pas se familiariser avec la ville, et de réécrire en permanence sa relation avec elle, au moyen d’un constant montage d’éléments urbains lui permettant d’en ré-ordonnancer le sens, cette voie caractérisée par la plus complète familiarité, l’absence de seuils et de réalisations affermies, une telle chose est impossible. Aucune discontinuité ne vient abolir le sens, aucun passage susceptible d’offrir une transition hors de la routine et de l’ennui, aucune passerelle vers l’inconnu et le différent (Σταυρίδης, 1999).
Il est impossible de « se perdre » dans la rue de V. Sofias, on ne peut condamner aucun de ses segments à l’obscurité ou à l’inaction de manière à composer d’autres « braconnages spatiaux » [7] (Michel de Certeau/ Μισέλ ντε Σερτώ, 2010: 256). Si la promenade peut trouver une première définition en tant qu’espace d’expression (Michel de Certeau/ Μισέλ ντε Σερτώ, 2010),
la rhétorique de la marche restera ici, non seulement absente, mais muette. Même dans le cas où le regard des sujets demeure disponible à la dé-familiarisation et la découverte de seuils, la rue dissuade toute dérive attribuant un autre sens, tant aux seuils, qu’aux sujets eux-mêmes, à chaque fois qu’ils les franchiront. Car le seuil est la métonymie spatiale de la discontinuité. Il n’y a qu’au bout de la rue, à l’emplacement des deux gratte-ciels, que l’on pourra trouver un seuil unique, une discontinuité fracturant véritablement le lieu et le temps. Juste à l’arrière des deux gratte-ciels, subsistent quelques fragments d’un passé plus récent que celui des débuts de V. Sofias ; il s’agit cette fois de vestiges de maisons basses de réfugiés, ainsi que de décombres d’autres maisons abandonnées, dans un quartier qui ne rappelle en rien le parfum de grandeur métropolitaine des deux imposants bâtiments se trouvant tout juste à cent mètres de là.
Franchissant le seuil entre les deux grands bâtiments, on passe soudain de la fantasmagorie de l’avenue à un lieu et un temps révolu rappelant les quartiers oubliés d’autres époques (Photos 35-39).
Photos 35-39:
À partir du moment où l’idéologie est « un mode d’exercice du pouvoir dans le discours, et à travers le discours » (Δοξιάδης, 1988: 37), le pouvoir qui s’exerce à travers le discours du personnage de V. Sofias sur le discours de la ville, à travers une « bataille discursive » idéologique visant à la domination -idéologique-, est bien visible. V. Sofias, en tant que sujet central et dominant de la ville [8] articule un discours désarmant qui fonde non seulement un statut local de la vérité, comme cela se produit dans les récits de fiction, mais aussi un statut supra-local. L’identité idéologique des points de repère composant le discours de la rue, particulièrement dans ses deux premiers segments, déborde de la localisation de la rue et de ses limites. C’est pour cette raison que V. Sofias n’est pas une avenue strictement circonscrite, mais un espace dont les limites s’étendent jusque là où s’entend la tension stylistique de son statut idéologique. Il s’agit donc d’un territoire stylistique [9]: de Kolonaki jusqu’à la zone bordant les rues Rigillis et Irodou Attikou, zones où vivent des catégories sociales les plus aisées, mais aussi emplacements des symboles du pouvoir les plus institutionnels : le Palais du Premier Ministre (Palais Maxime) et le Palais présidentiel (Nouveau Palais Royal).
L’avenue de V. Sofias est l’un des exemples les plus caractéristiques de la relation entre l’idéologie et le pouvoir dans le champ du discours bourgeois, de même qu’en ce qui concerne la puissance narrative de la rue dans sa relation métonymique avec la ville. La rue comme condensateur et miroir d’un ordre et d’un ordonnancement est « purifiée » de toutes poches de « désordre » ou de situations « exceptionnelles » (Σταυρίδης: 2010). Il ne s’y trouve pas de sans-abri, on n’y trouve pas de lieux de rassemblement des immigrés, de bâtiments abandonnés et occupés, comme on en trouve par exemple dans ses « prolongements naturels » que sont Panepistimiou et son « prolongement » suivant, la légendaire Patision. Ce n’est pas par hasard que l’unique cinéma, comme point de « rencontre obligée » (Μεταξάς, 1997: 180) se trouve exactement à la fin de la rue. La tension de deux endroits qui pourraient être caractérisés comme « lieux d’interaction » – ou haltes/pauses/arrêts/stations. Il semblerait donc que cette rue ne fasse pas place à la tension propre à la foule, et repousse celle-ci à l’intérieur des bâtiments, et ce au profit d’une image devant demeurer brillante quoi qu’il en coûte, et être préservée telle. Si le contexte post-moderne exige le sauvetage du non-représentable, le « jeu linguistique » s’impose ici comme visible et compréhensible à un tel point qu’il cesse d’être un « jeu », et demeure dans le champ du langage courant. D’où son caractère moderne. Dans cette avenue, pas de place pour l’incertain, mais pour le règne de la normalité. D’où également son hégémonie. V. Sofias n’est pas qu’une avenue, mais un ensemble de lieux composant un schéma idéologique dynamique et autonome avec sa propre structure de pouvoir, et son propre langage. Cet avenue a un genre, mais ne correspond à aucune espèce, c’est pourquoi elle s’inscrit dans l’ordre de l’altérité, puisque dans la métonymie, la différence est acquise d’emblée. Et malgré le fait que son pouvoir quant au statut narratif ne procède pas d’une omniscience, il émerge néanmoins du paradoxe forgé par la métonymie fondamentale déjà évoquée, et qui tient en ce que lorsque la rue produit sa propre autobiographie, en parlant d’elle-même, le point focal du récit est la ville, tandis que lorsqu’elle tente de faire le récit de la ville, le point focal du récit est elle-même.
En définitive, concernant l’esthétisation du pouvoir, il n’existe aucune différence entre les caractéristiques de la tension matérielle induite tant par la pureté plastique, symbole d’un purisme national, du début de la rue – avec le Palais Royal et les nombreux bâtiments néoclassiques –, que par l’idéologie de la perspective – que l’on retrouve à la fin de la rue avec les deux Tours –, une perspective qui renvoie métaphoriquement à la « détermination du pouvoir à avancer quoiqu’il arrive », étant donné que la période à laquelle elles furent élevées ne doit évidemment rien au hasard (Μεταξάς, 2003: 113) (Photo 40). Le répertoire de sa rhétorique matérielle est constitué tant de l’architecture d’inspiration néoclassique des bâtiments concentrant le pouvoir, que d’une série de bâtiments modernes abritant des institutions publiques derrière des façades vitrées, illusion d’une transparence désireuse de ne pas obstruer le regard (Μεταξάς, 1997) (Photos 41-42).
Le caractère moral de cette rhétorique, lorsqu’il ne puise pas dans le recyclage de fragments standardisés du passé sur la base de points de repères paradigmatiques, tient dans des représentations dotées d’une orientation sociale claire. Ceci s’est également traduit de manière très conjoncturelle dans le territoire matériel de la rue, dans la rue Irodou Attikou, au cours de la dernière scène du film tant primé de Giorgos Tzavellas, La Fausse Livre d’Or, signe que l’expérience urbaine ne relève pas de la condition personnelle, mais implique des subjectivités, et des relations socialement antagonistes.
Photos 40-42:
Mais, si les métonymies des rues appartiennent à la ville, leurs métaphores appartiennent toujours à leur lecteur.
[1] Selon Andreas Giakoumatakos (Γιακουμακάτος 2004: 13), le terme « néoclassique » est erroné car il ne correspond ni idéologiquement ni chronologiquement au mouvement du classicisme européen qui s’épuise définitivement au moment des révolutions européennes de 1848.
[2] La première date entre parenthèses renvoie à la date d’achèvement de la construction, puis est indiquée l’adresse, et enfin le nom de l’architecte, au cas où celui-ci ne soit pas évoqué dans le texte.
[3]Giorgos Sarigiannis (Σαριγιάννης 2005) indique qu’entre 1930 et 1940, dans le centre d’Athènes et dans ses faubourgs aux revenus les plus élevés, ce sont 625 nouveaux immeubles qui furent construits, dont les acheteurs appartenaient aux classes économiquement supérieures, comme d’ailleurs les architectes produisant les études. Un exemple caractéristique en est le cas de Konstantinos Kitsikis. cf. Christos Iakovidis (Ιακωβίδης 1982: 48-74)
[4] Selon Uri Margolin (2009, pp.61-79), le personnage d’un récit peut apparaître soit sous un nom, soit à travers une description, ou encore à travers un pronom personnel.
[5] Les trois autres axes sont les objets, qui concernent la relation du récit avec les éléments situés hors de celui-ci, les concepts, portant sur la relation du récit avec d’autres récits, et les thèmes, portant sur le rapport du récit avec le pouvoir. V. Kyrkos Doxiadis,
[6] « Elle ressemble à un énorme serpent, endormi entre trois collines, le cou renversé vers la mer, et les écailles étincelantes. Perdu, il observe. Quand cette chose inexpliquée s’est-elle produite ? Depuis maintenant des années, vivant toujours dans cette même cité, il circule lui aussi dans son sang, violacé et juvénile, qui anime ses artères. Il va, vient, s’affaire, se réjouit et souffre, mais on dirait pourtant qu’il ne ressent rien de ce qui l’entoure » (Τερζάκης, 2006: 54).
[7]Ce n’est pas par hasard que dans la phase de préparation de la commémoration de l’insurrection de l’École Polytechnique, le 17 novembre, le symbole négatif que représente l’ambassade américaine évolue à peu près au même niveau de tension, de représentation et de charge mémorielle que le symbolisme de la commémoration elle-même, et souvent va jusqu’à s’y substituer. La dimension spatiale est manifeste dans la mesure où, très significativement, les reportages médiatiques ne portent pas ce jour-là sur le début de la manifestation, mais sur sa clôture, devant l’ambassade américaine.
[8] cf, Louis Althusser (1983: 115).
[9] Le terme de territoire stylistique est inspiré du concept de territoire fonctionnel proposé par Kyrkos Doxiadis (1995, p.59), définissant celui-ci comme l’espace dont les limites sont fonctionnelles et non pas physiques, le point jusqu’auquel les individus agissent en tant que sujets libres et rationnels.
Image du bandeau (titre): maquette de l’hôtel Hilton. Source: www.lifo.gr
Référence de la notice
Andriopoulos, T. (2019) La rue comme personnage littéraire dans le récit de la ville : Vasilissis Sofias, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/avenue-vasilissis-sofias/ , DOI: 10.17902/20971.86
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
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