Espaces économiques et politiques alternatives : faire face à la crise ou créer une nouvelle société ?
Gritzas George|Kavoulakos Karolos - Iosif
Politique, Économie Sociale
2015 | Déc
En Grèce et particulièrement à Athènes, nous nous trouvons dans une phase de développement rapide de pratiques sociales et économiques alternatives qui touchent quasi la totalité des activités sociales et économiques fondamentales : santé, éducation, alimentation, production primaire et secondaire, services et échanges. La carte (en préparation) montre les pharmacies et les cabinets médicaux sociaux, les épiceries sociales, les actions sans intermédiaires, les cuisines collectives, les espaces éducatifs sociaux (cours privés, cours en tous genres, chorales), les réseaux alternatifs (banques du temps, monnaies, marchés alternatifs), potagers municipaux, communautés résidentielles, coopératives, entreprises coopératives collectives et sociales, qui sont dans leur grande majorité nées au cours de ces dernières années grâce à des initiatives citoyennes et non d’organismes officiels, comme municipalités ou Église.
Les causes de cette « explosion » peuvent être recherchées à de multiples niveaux, mais surtout dans la crise économique et humanitaire. Cela signifie-t-il qu’il s’agit là seulement de stratégies de survie dans les conditions difficiles engendrées par la crise, ou cela signifie-t-il que les stratégies de survie coexistent et s’articulent avec des visées sociales, économiques voire politiques plus larges ?
Au cours des deux dernières décennies, les discussions théoriques et la recherche expérimentale sur les espaces sociaux et politiques alternatifs ont connu un grand développement. Dans le cadre de ce débat, la question de la signification sociale et politique des espaces alternatifs a été particulièrement discutée dans les ouvrages académiques au niveau international, avec une grande variété de réponses qui diffèrent par leur degré d’« optimisme » en ce qui concerne la capacité des espaces alternatifs à contribuer à la création d’une réalité économique, sociale et politique différente.
Les approches les plus pessimistes tendent à considérer les espaces alternatifs tantôt comme des phénomènes marginaux, tantôt comme des actions éphémères, tantôt comme des soutiens complémentaires au système qui ne sauraient menacer la suprématie du capitalisme. Par exemple, Schreven, Spoelstra & Svensson (2008) soutiennent que le caractère alternatif de ces espaces ou, autrement dit, la tentative de rejeter le mode d’organisation établi de la société, de l’économie et de la politique a un caractère plutôt éphémère. Les entreprises alternatives tendent par la suite à s’incorporer au système dominant. Sur la même longueur d’onde, Amin, Cameron & Hudson (2003) soulèvent des questions sur l’intégration des entreprises alternatives, en soutenant que les espaces alternatifs peuvent être considérés comme des éléments qui complètent l’État social et contribuent ainsi plus à la stabilité qu’à la contestation du capitalisme.
Dans une approche subtile, Jonas (2010 et 2013) et Fuller & Jonas (2003) considèrent que nous devons envisager les espaces alternatifs au delà d’une vision bipolaire simplificatrice (alternatif / dominant). Se concentrant sur le discours et les pratiques de ceux qui participent à ces espaces alternatifs, ils considèrent qu’il n’est pas possible de les étudier sans tenir compte dans quelle mesure ils transforment les espaces dominants, les relations sociales et les représentations géographiques permettant d’améliorer le bien-être personnel et social, et de protéger l’environnement. Dans ce contexte, ils proposent le concept d’altérité, qui reflète ce besoin de mesurer la force de changement et permet de classer les espaces alternatifs. Concrètement, ils ont classé les espaces alternatifs en fonction de leur degré d’altérité en trois catégories principales : les espaces d’opposition, les espaces de substitution et les espaces additionnels. Les espaces d’opposition sont les espaces alternatifs où les participants sont activement et consciemment alternatifs : ils incorporent la différence tant au niveau du fonctionnement qu’au niveau des valeurs, et rejettent en même temps le système dominant. On peut considérer comme des espaces de substitution les espaces alternatifs qui par leur fonctionnement remplacent des institutions qui pour une raison ou une autre ont cessé d’exister ou de fonctionner efficacement. Dans certaines circonstances, par exemple dans les grandes crises économiques et sociales, ces espaces constituent la seule solution pour survivre. Enfin, les espaces additionnels sont les espaces qui n’ajoutent qu’un choix de plus à ceux qui existent déjà, sans adopter des valeurs ou des pratiques qui s’opposent ou rejettent les valeurs dominantes de l’État ou des marchés.
Selon la catégorie, nous rencontrons différentes manières de mesurer la valeur des biens, de faire circuler les biens, d’effectuer les transactions ou distribuer les excédents, différentes formes d’organisation et de régulation du travail, et différentes conceptions et identités. Il convient de souligner que le degré d’altérité est dynamique et reflète le changement que l’on observe dans de nombreux espaces alternatifs au fil du temps. De plus, le degré d’altérité dépend des conditions matérielles, sociales et politiques existantes, qui se diversifient dans l’espace.
L’approche de Gibson-Graham (1996 et 2006) intègre les préoccupations relatives aux espaces alternatifs dans une approche plus large des économies diverses. Les économies diverses sont une proposition théorique selon laquelle les économies sont des espaces intrinsèquement hétérogènes composés de différents «processus de classe» (modes de production, appropriation et distribution des excédents selon la production des biens et services), de mécanismes d’échange, de formes de travail et de salaires, ainsi que de formes de financement et de propriété. Cette approche considère le capitalisme comme une simple forme de relations économiques qui comprend l’entreprise capitaliste dans laquelle la plus-value est produite, appropriée et distribuée sur la base su travail rémunéré, de la propriété individuelle, de la production pour le marché et du financement avec intérêts. Un élément clé de cette approche est l’utilisation du concept de performativité, selon lequel le discours participe à la formation de la réalité qu’il est supposé essayer de présenter. Dans cette théorie, la présentation de l’économie comme diverse et non absolument dominée par le capital et les relations capitalistiques –comme c’est le cas dans les approches structuralistes marxistes classiques– vise à créer de l’espoir, en d’autres termes à encourager, renforcer et multiplier les espaces alternatifs non capitalistes.
Le but donc du travail de Gibson-Graham –et globalement de la communauté des chercheurs qui s’est créée autour de son œuvre– n’est pas seulement d’analyser les espaces alternatifs, mais aussi de soutenir activement leur émergence et leur extension. Dans ce contexte, ce travail rejette toute forme d’évaluation a priori des espaces alternatifs. Cela ne signifie pas que tous les espaces alternatifs ont la même valeur. Au contraire, son objectif avoué est de créer ce que l’auteure appelle une « économie de communauté ». Dans ce dessein, elle a développé certains outils pour la recherche d’action qu’elle propose. Dans cette approche, les difficultés, les problèmes et les risques auxquels doivent faire face les espaces alternatifs ne sont pas insurmontables et n’aboutissent pas automatiquement à leur incorporation ou à leur dissolution, mais constituent des défis pour les participants comme pour les chercheurs.
Référence de la notice
Gritzas, G., Kavoulakos, K. I. (2015) Espaces économiques et politiques alternatives : faire face à la crise ou créer une nouvelle société ?, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/espaces-alternatifs/ , DOI: 10.17902/20971.15
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Amin A, Cameron A and Hudson R (2003) The alterity of the social economy. In: Leyshon A, Lee R, and Williams CC (eds), Alternative economic spaces, London: Sage London, pp. 27–54.
- Fuller D and Jonas AEG (2003) Alternative finanncial spaces. In: Leyshon A, Lee R, and Williams CC (eds), Alternative economic spaces, London: Sage London, pp. 55–73.
- Gibson-Graham JK (2006) A postcapitalist politics. Minneapolis: University of Minnesota Press.
- Gibson-Graham JK (1996) The End of Capitalism (as We Knew It): A Feminist Critique of Political Economy. Minneapolis: University of Minnesota Press.
- Jonas AEG (2010) Alternative’this,‘alternative’that. interrogating alterity and diversity. 1st ed. In: Fuller D, Jonas AEG, and Lee R (eds), Interrogating Alterity: Alternative Economic and Political Spaces, Farnham: Ashgate Farnham Surrey, pp. 3–27.
- Jonas AEG, Zademach H-M and Hillebrand S (2013) Interrogating Alternative Local and Regional Economies: The British Credit Union Movement and Post-Binary Thinking. In: Zademach H-M and Hillebrand S (eds), Alternative economies and spaces: new perspectives for a sustainable economy, Bielefeld: Transcript-Verlag, pp. 23–42.
- Schreven S, Spoelstra S and Svensson P (2008) Alternatively. Ephemera: Theory and Politics in Organization, Ephemerajournal 8(2): 129–136.