Formes d’expression alternatives sur les murs de la ville pendant la période de la crise
2018 | Jan
Tandis que l’économie grecque peine à se redresser, le mécontentement social s’exprime de façon énergique dans les slogans tracés sur les murs des zones urbaines [1].
Au cours de la crise, les murs de certains quartiers centraux d’Athènes se sont transformés en plateformes d’expression libre. Les graffitis et les slogans sont des modes d’expression alternatifs qui servent souvent à exprimer certaines revendications, et témoignent de l’état d’esprit de divers groupes sociaux. Par ailleurs, la physionomie des utilisateurs de ce mode d’expression est influencée par le fait que les représentations picturales extérieures non officielles sont considérées comme des actes illicites par les autorités dans la mesure où elles occupent sans autorisation une partie de l’espace urbain.
Ce texte rend compte des « vibrations de la ville » tels qu’elles résonnent dans l’esprit et le psychisme de ses auteurs suite à une « dérive » expérimentale dans des quartiers centraux d’Athènes. Comme nous le verrons, les phrases qui sont inscrites sur les murs reflètent un large éventail d’opinions ainsi que la diversité des réactions de certains groupes locaux aux évolutions récentes.
Bien que le cyberespace puisse être désormais considéré comme l’un des principaux environnements de la communication moderne, en pratique les hommes continuent d’interagir entre eux dans le cadre de l’espace réel et physique de la ville. Selon Park (1925), les grandes villes ne sont pas seulement des constructions et des mécanismes artificiels, elles expriment aussi la nature humaine. Lefebvre en particulier pensait que l’espace urbain appartient de façon indiscutable à la sphère politique puisque des groupes sociaux différents et aux intérêts opposés aspirent à sa gestion et à son exploitation (Lefebvre, Enders 1976). Selon Negri (2009), l’ « industrie architecturale » actuelle, en lien avec celles de la mode et du cinéma, contribue à réprimer toute éventuelle action de résistance à l’ordre établi, en projetant une « lumière artificielle » sur tous les aspects de notre vie. Mais, en définitive, comme le soutient Harvey (2003), tant individuellement que collectivement, nous sommes tous des architectes. Il nous appartient donc de réaménager l’espace urbain. Tous les êtres humains ont « le droit à la ville » (Lefebvre 1996).
Les mouvements sociaux ont souvent recours à des méthodes radicales contre les structures du pouvoir. Atton (2001) a souligné le fait que les « moyens de communication alternatifs » rendent possible une communication démocratique pour des individus que les médias dominants ont exclus, tandis que Downing (2001, 2008) a qualifié de « radicaux » les moyens de communication utilisés par les mouvements sociaux. De plus, dans la théorie qu’il a développée au sujet des moyens de communication alternatifs, il inclut dans ces derniers la production artistique et les pratiques culturelles, tels que le théâtre de rue, les tatouages, les habits, les graffitis et bien d’autres. Dans le même ordre d’idées, Fuchs (2010) a également intégré dans la catégorie des « moyens d’expression critiques » les affiches, les fresques murales urbaines et les graffitis, soulignant que leur contenu présente des « possibilités d’existence étouffées » exprimées par des individus ou des groupes dominés.
Dans la vie quotidienne, il est incontestable que l’espace urbain s’est transformé en une plateforme communautaire ouverte, qui présente des représentations picturales différentes par leurs formes et leurs contenus, transmettant des messages attirant souvent notre attention et nous invitant à la rêverie. Les publicités extérieures, les panneaux d’affichage municipaux, la signalisation routière, les graffitis légaux, entre autres, peuvent être considérés comme les vecteurs dominants de la communication visuelle urbaine. Au contraire, les moyens d’expression alternatifs incluent toutes les expressions extérieures non officielles, telles que les slogans sur les murs quel que soit leur contenu (politique, sportif ou existentiel), les affiches collées de façon sauvage, les graffitis, les autocollants, etc. C’est pourquoi, dans ce texte, lorsque nous parlons de représentations picturales extérieures non officielles, nous faisons référence à l’ensemble des expressions non institutionnelles, quelle que soit leur forme, qui sont réalisées sans autorisation sur les murs, les panneaux, les véhicules de transport collectif ou autres. Les représentations picturales extérieures non officielles remettent clairement en cause les structures de pouvoir existantes et font partie, en tant qu’activité de communication, des moyens d’expression radicaux.
Psychogéographie
La Psychogéographie, selon Debord, explore « les lois exactes et les impacts précis de l’environnement géographique, consciemment organisé ou non, sur les sentiments et le comportement des individus » (Engel-Di Mauro 2008:23). Dans ce cadre, pour aboutir à une plus large compréhension des situations liées au graffiti alternatif à Athènes, nous avons réalisé une dérive, l’une des techniques psychogéographiques les plus importantes pour les Situationnistes (Debord 1955, 1956). Concrètement, il s’agit d’un passage rapide dans divers environnements urbains, dans une situation mentale émancipée de la routine quotidienne. Au cours de la dérive, les participants doivent être guidés par la perspective de l’espace et l’attraction provoquée par les rencontres, sans destination particulière, en oubliant tous les aspects liés au travail, au temps libre ou tout ce qui motive habituellement le mouvement et l’action.
Ensuite, en mettant en comparaison les lieux que nous avons parcourus, nous avons élaboré une carte psychogéographique (Figure 1), retraçant notre trajectoire brisée et les « unités d’ambiance » que nous avons relevées, toujours en fonction de l’homogénéité formelle des représentations picturales extérieures non officielles, ainsi que d’autres caractéristiques, comme l’apparence des magasins et des bâtiments, la typologie et l’attitude des personnes rencontrées, etc. Selon Chombart de Lawe (1952) les quartiers d’une ville ne sont pas seulement déterminés par des facteurs économiques et géographiques, mais aussi en fonction des représentations qu’en ont leurs habitants. Les « unités d’ambiance » sont des formations psychogéographiques distinctes, appréhendées ainsi par les individus en « dérive », qui divisent la ville en sections, la composition de la population, l’esthétique des lieux, le bruit, la luminosité, les caractéristiques de l’urbanisme et de l’aménagement, etc. Les « unités d’ambiance » peuvent s’articuler en fonction de critères sociaux ou démographiques. Une unité peut par exemple être définie par une population homogène fréquentant le quartier en question et comportant des artistes et des étudiants. En revanche, un élément seul, tel qu’un style architectural dominant, n’est pas suffisant pour fonder une « unité d’ambiance ». Selon Debord, une « unité d’ambiance » se compose de nombreux éléments. La morphologie sociale et les éléments « malléables » et flexibles de la ville, comme les activités humaines, le jeu induit par la présence et l’absence de lumière ou de son, ou encore le rapport des idées au sein de la population, ont une grande importance. Les éléments « durs », tels que la forme, la taille ou l’orientation des bâtiments, ne font que s’articuler les éléments que nous venons de citer (Sadler 1999:70).
Figure 1: Une carte psychogéographique conçue par les auteurs, qui représente leur dérive dans Athènes. Remarquons que les zones a, b et f forment une unité d’ambiance commune, les zones c, d, et e en forment une autre, tandis que les zones g et h constituent deux autres unités distinctes
La recherche psychogéographique
Le champ spatial de notre dérive recouvre le grand centre d’Athènes. Le point de départ choisi fut la place Syntagma (point 1 sur la figure 1). Initialement, nous nous sommes déplacés en suivant une ligne brisée, un parcours en zigzag passant par la place Omonia, Monastiraki, la place Psiri, le quartier de Kerameikos, Kolonaki et Exarcheia, avant de nous éloigner du centre en parcourant la rue Patission (b, c, d, e, f, g, h sur la figure 1 [2] ).
Comme chacun le sait, la place Syntagma se trouve face au Parlement Hellénique, et la plupart des manifestations s’y déroulent. Bien que la place soit sous protection policière et qu’elle soit nettoyée après chaque manifestation, de nombreux slogans à demi effacés étaient encore visibles sur les murs, et capables de nous procurer des réactions émotionnelles fortes. Dans les rues centrales adjacentes, et plus particulièrement les rues Filellinon, Mitropoleos, Ermou, Karagiorgis Servias et Stadiou, nos émotions n’ont fait que s’intensifier à mesure que la densité des graffitis augmentait sur les murs. Dans cette zone, nous avons rencontré toutes les formes de représentations picturales extérieures non officielles, comme des slogans concernant toute une série de thèmes, dont les droits des homosexuels, la question migratoire, des messages anti-autoritaires (autonomes/ libertaires) ou protestant contre la crise économique, jusqu’à des vers au contenu plus existentiel, des dessins réalisés au pochoir, des graffitis plus classiques, du street art, des auto-collants et des tags (Photos 1 à 6). L’alternance de boutiques et hôtels de luxe, et de magasins fermés, en faillite à cause de la crise et recouverts de slogans politiques, de graffitis et d’affiches, se reflétait dans nos émotions par une atmosphère de désenchantement, exacerbant les humeurs négatives en même temps qu’une tendance à la révolte.
Photos 1-6: Dans les alentours de la place Syntagma nous avons rencontré toutes les formes de représentations picturales extérieures non officielles, principalement des slogans politiques, des dessins réalisés avec des pochoirs, des graffitis plus classiques, du street art et des tags.
En parcourant la rue Stadiou, nous avons approché la place Omonia, qui se trouve au cœur de la ville. Ce secteur est incontestablement multiculturel. Malgré cela, en plus de touristes, d’immigrés et de réfugiés, nous avons rencontré des chômeurs et des sans-abri, des vendeurs à la sauvette, des arnaqueurs, des drogués, etc. La plupart des murs, aux endroits où ils n’étaient pas recouverts de dessins et d’affiches, étaient noirs de pollution. Les représentations picturales sur les murs étaient surtout constituées de graffitis classiques, de dessins au pochoir, de tags, de paroles de chants de supporters de football, et des slogans politiques protestant contre la crise et les mesures d’austérité (Photos 7 à 12). Tous ces dessins, ajoutés aux magasins en faillite clos, à la composition de la population environnante qui était faite de nombreux individus en difficulté ou marginaux, ainsi qu’au déchets répandus dans les rues, ont provoqué dans notre ressenti une profonde tristesse, du désespoir, mais aussi un désir de protestation. Dans ce secteur, l’ambiance restait au pessimisme, mais dans une version « déclassée », étant donné que les commerces ne se distinguaient pas par leur luxe contrairement au secteur gravitant autour de la place Syntagma.
Photos 7-12: Dans le secteur gravitant autour de la place Omonia, nous avons surtout rencontré des graffitis classiques, des tags, des dessins réalisés au pochoir, des paroles de chants de supporters, des slogans politiques et du street art
Au cours de notre dérive à Monastiraki, Psirri et Kerameikos (Gazi) nous avons réalisé qu’une qualité esthétique différente caractérisait les murs de ces quartiers, puisque beaucoup de ces dessins avaient un caractère commercial ou, tout au moins, nous apparaissaient comme des innovations artistiques réalisées par des jeunes alignés sur la culture dominante. Il était clair que dans toutes ces zones dominait une ambiance homogène, puisqu’il nous était relativement difficile de déterminer avec exactitude le moment où une situation émotionnelle provoquée par l’aspect d’un quartier cédait le pas à une autre. Ces secteurs sont tous des points de rencontre pour les jeunes et attirent beaucoup de monde, en particulier les week-ends. En fait, ils constituent des « repaires » pour la jeunesse qui se conforme au courant culturel dominant. On y trouve une grande variété d’activités commerciales, comme le vieux bazar de Monastiraki, des magasins de mode, des bars, des boites de nuit et des restaurants, qui proposent des formes de loisirs très différents. À l’intérieur de ces blocs commerciaux, les slogans radicaux et les graffitis ont provoqué en nous des réactions émotionnelles différentes de celles rencontrées dans les zones évoquées précédemment. Nous avons trouvé un grand nombre d’éléments de street art, de tags, de graffitis de style américain etc, souvent accompagnés de messages politiques. Mais ce mélange, intégré à la toute-puissance de l’environnement commercial de l’industrie des loisirs, nous a souvent conduits à ressentir de la confusion. Dans ces secteurs, il était difficile de faire la part de l’expression protestataire et des graffitis à connotation commerciale liés au courant culturel dominant. La plupart des magasins du secteur avaient assimilé les formes radicales d’expression esthétique et utilisaient parfois les mêmes messages socio-politiques à des fins commerciales. Il nous semblait évident que l’objet de nombreux graffitis n’était pas ici de soutenir les luttes sociales ou de donner la parole à ceux qui en sont privés par les médias dominants, mais d’attirer de la clientèle afin de maximiser les ventes, ou dans le meilleur des cas, de se livrer de manière expérimentale à la production d’un art conforme aux courants dominants de la jeunesse. En ce sens, les modes d’expression radicaux que l’on rencontre en ville sont neutralisés par le commerce, ils sont « objectivés » et « récupérés » (Asger 1960, Lukács 1968, Debord 1969), avec pour effet une insertion des luttes radicales dans le même cadre que d’autres pratiques relevant de la sphère du « Spectacle » (Debord 1970), telles que la promotion des marchandises et de la mode (Photos 13 à 18). Même si notre humeur y était plutôt moins anxieuse que dans les autres quartiers en raison du net embellissement des murs par l’industrie des loisirs, nos émotions ont à nouveau été teintées, bien qu’à un moindre niveau, de tons d’indignation et d’amertume envers la crise économique en cours, la question migratoire et les discriminations de genre, sous l’influence des nombreux slogans radicaux que nous avons pu voir.
Photos 13-18: Dans l’unité d’ambiance comprenant Monastiraki, Psirri, Kerameikos et Gazi, l’objectif visible de nombreux graffitis n’était pas le soutien aux luttes sociales mais l’attraction de clients ou l’expérimentation d’une ’expression artistique appartenant à la culture de masse, tournée vers les jeunes
En marchant vers Kolonaki, qui se trouve au sud du mont Lycabette, le contour des champs émotionnels esquissés par l’environnement dans notre monde psychique a commencé à se modifier. Kolonaki est un quartier riche du centre d’Athènes, connu pour ses commerces de grand luxe, dont des salons de coiffure chers, des boutiques et des marques de mode internationales. Suite à la crise, de nombreuses enseignes du quartier ont fait faillite et ont fermé, fragmentant l’espace sur le plan visuel et fonctionnel. Les façades des immeubles hébergeant les magasins fermés s’offraient à nos regards tels des fragments abandonnés et délabrés d’une zone commerciale de luxe. Bon nombre d’entre elles étaient scellées par des planches en bois le plus souvent recouvertes d’affiches, de slogans politiques ou de graffitis. Les slogans exprimaient principalement des prises de position contestataires face à la crise, la question migratoire, et les préjugés sexistes, provoquant un effet immédiat sur notre humeur. L’environnement a influencé notre psychisme d’une façon analogue à celle que nous avions ressenti dans les environs des places Syntagma et Omonia, avec du désenchantement, de la peur, de l’incertitude mais aussi un désir de protestation. Il est évident que ces quartiers présentent des représentations picturales homogènes sur leurs murs et les façades de leurs commerces, avec ces magasins fermés pour cause de faillite, constituant par là même une « unité d’ambiance » homogène (Photos 19 à 24).
Photos 19-24: En marchant dans Kolonaki nous avons réalisé que les façades des immeubles hébergeant les magasins fermés pour cause de faillite renvoyaient l’image de fragments délabrés d’une zone commerciale de luxe
Exarcheia est un quartier central considéré comme le cœur de l’activisme politique à Athènes. C’est par tradition un quartier étudiant, puisqu’il se situe dans une zone où sont implantés depuis des années de nombreux départements universitaires. L’espace y est particulièrement densément peuplé et très chargé en représentations picturales contestataires. Le mouvement des squats à Athènes a commencé dans ce quartier, avec les occupations de « Valtetsiou » et « Charilaou Trikoupi » (Σούζας 2015). Ce quartier est également un lieu de rencontre pour les jeunes vivant selon des cultures alternatives, et attire beaucoup de monde les week-ends. Exarcheia est la Mecque des slogans politiques et du graffiti. Au cours de notre traversée du quartier, une vaste collection de représentations picturales de différentes formes et couleurs, dont quelques unes couvraient des murs entiers, ont agi sur nos émotions en provoquant une succession de situations psychiques. Nos émotions se reliaient particulièrement aux symbolismes des graffitis renvoyant à la contestation, la justice sociale, l’espoir et la révolte. Cet environnement qui nous a surtout procuré des sentiments de colère, d’indignation et de rage, est de nature à créer des situations favorisant la résistance sociale et l’activisme (Photos 25 à 30).
Photos 25-30: Exarcheia est la Mecque des slogans politiques, du street art, et du graffiti
Nous nous sommes finalement éloignés du centre de la ville en suivant la rue Patission. Les zones situées de part et d’autre de la rue étaient autrefois des quartiers centraux d’Athènes, dans lesquels se concentraient des ménages aux revenus moyens ou supérieurs (Μαλούτας, Εμμανούηλ, Παντελίδου-Μαλούτα 2006, Πολύζος, Βαταβάλη 2009). Pourtant, au cours des années 1980, ils ont fait l’objet d’une importante mutation socio-démographique, conséquence des tendances alors dominantes à la banlieusardisation de la population. Aujourd’hui, cette zone compte parmi les plus déshéritées et pauvres d’Athènes. Elle présente de plus une concentration particulièrement importante de réfugiés et d’immigrants (Balampanidis, Polyzos 2013). Lors de notre parcours, nous avons rencontré un grand nombre de magasins fermés couverts d’affiches, de slogans politiques, de dessins réalisés au pochoir, de tags et de graffitis. Les slogans sur les murs étaient surtout des protestations contre la crise et les mesures d’austérité. Les messages liés à la question migratoire et les slogans de supporters d’équipes de football étaient tout aussi fréquents. La forme, la taille, les nuances et la répétition de tels slogans et dessins au pochoir concernant la question migratoire ont fortement agi sur notre humeur, provoquant chez nous une tension émotionnelle. Cette tension a enclenché un cycle émotionnel incluant de la compassion envers les migrants et du mécontentement à l’égard de la situation présente. Progressivement, le paysage urbain a commencé à se modifier à mesure que nous nous déplacions vers le nord, où la présence des immigrés se ressentait davantage. Les graffitis sur les murs, les magasins fermés pour cause de faillite, et les vieux bâtiments à forte densité de population et au fort taux de pauvreté, étaient les éléments visuels orientant nos sentiments vers un profond désenchantement dû au spectacle de cette zone déshéritée. Les représentations picturales contestataires, quoique semblables et répétées, ont en grande partie attiré notre attention, puisqu’elles reflétaient les questionnements de groupes sociaux locaux concernant la vie quotidienne dans leur quartier, et témoignaient de prises de position contre la crise, et pour la protection des immigrés et des réfugiés (Photos 31 à 36).
Photos 31-36: Dans la rue Patission les représentations picturales contestataires, quoique semblables et répétées, ont en grande partie attiré notre attention, puisqu’elles reflétaient les questionnements de groupes sociaux locaux
Conclusions
Les moyens de communication alternatifs sont un canal très important à travers lequel peuvent s’exprimer tous ceux dont la parole est exclue par les médias dominants. Les représentations picturales extérieures non officielles sont un moyen de communication radical mettant souvent en cause, et de manière forte, les structures du pouvoir existant. Une dérive dans les zones centrales d’Athènes nous a permis de réaliser que la parenté thématique et esthétique des graffitis, en lien avec un certain nombre d’autres composantes de l’environnement, suffisait à former des « unités d’ambiances » particulières, mettant ainsi en lumière les « vibrations de la ville ». Chacune de ces « unités d’ambiance » comportait quelques caractéristiques communes, lesquelles déteignaient à leur tour sur notre univers émotionnel. Suite à notre dérive, nous avons remarqué que la place Syntagma, la place Omonia, Kolonaki et les rues adjacentes formaient une « unité d’ambiance » élargie. Au sein de cette unité dominaient des représentations picturales protestataires liées à la crise économique et sociale, la question migratoire et les discriminations de genre qui, couplées à l’aspect sinistre des zones commerciales dû aux magasins fermés pour cause de faillite, ont agi sur notre humeur en lui insufflant du désenchantement, de l’incertitude, de la peur, mais aussi de l’indignation.
Nous avons identifié une autre « unité d’ambiance » comprenant Monastiraki, Psiri et Kerameikos. Les représentations picturales extérieures dans cette unité, combinées à la configuration et à la composition sociale de l’espace, ont agi de façon différente sur notre humeur. Dans ces quartiers, nous ne sommes dans bien des cas pas parvenus à distinguer les messages contestataires authentiques des graffitis commerciaux et de la décoration des magasins. L’intensité de nos émotions a été d’une certaine manière atténuée par l’ « éclairage artificiel » démesuré émis par l’industrie de la mode et des loisirs. Malgré tout, y compris dans ces endroits, nous avons éprouvé de légères réactions émotionnelles dues aux graffitis, qui nous ont fait ressentir de l’indignation et de l’amertume. Dans l’ « unité d’ambiance » s’étendant dans le quartier d’Exarcheia, nos sentiments mêlaient indignation, colère et rage, sous l’influence des innombrables slogans contestataires, combinés au climat de contestation qui règne dans ce quartier. Enfin, au cours de notre cheminement dans la rue Patission et ses environs, nous avons réalisé que les représentations picturales extérieures, le multiculturalisme, le mélange de groupes sociaux aux faibles revenus et défavorisés, combinés à un manque relatif de soin apporté aux infrastructures et aux bâtiments environnants, formaient une « unité d’ambiance » agissant sur notre humeur en la remplissant de désenchantement, de compassion et du mécontentement.
Nous observons donc qu’au cours de notre dérive, les représentations picturales extérieures non officielles, combinées aux influences particulières de l’environnement urbain, ont provoqué des fluctuations dans nos réactions émotionnelles, définissant ainsi des « atmosphères psychiques distinctes[3] (Debord 1955).
Cependant, dans toutes les zones dans lesquelles nous avons dérivé, nos sentiments ont évolué plus ou moins dans le même cadre, celui d’une humeur globalement marquée par la tristesse, le désenchantement et l’indignation.
Reflétant le mécontentement social et la méfiance populaire des « indignés d’Athènes » (Theocharis 2015), quelques groupes sociaux ont exprimé sur les murs des quartiers centraux de la capitale leur tristesse, leur désenchantement et leur protestation. Bien que dans certains cas les représentations picturales soient assimilées et utilisées par le monde marchand, nous pensons que la dynamique et l’utilisation permanente d’authentiques modes d’expression radicaux peuvent provoquer d’importantes réactions émotionnelles, des influences et une force mobilisatrice aux personnes en dérive.
Pour conclure, notre recherche psychogéographique dans le centre d’Athènes renvoie l’image d’une ville angoissée et tourmentée, à travers un mélange complexe d’impressions visuelles reflétant la situation socio-économique défavorisée des lieux et d’expressions picturales extérieures principalement constituées de protestations contre la crise et qui soutiennent les droits humains, quelle que soit la nationalité, le genre, l’orientation sexuelle, ou d’autres singularités.
[1] Cet article est extrait d’une intervention réalisée par les auteurs lors de la 13è conférence de l’Association Européenne de Sociologie (Un)Making Europe : Capitalism, Solidarities, Subjectivities, à l’Université de Panteion en août 2017.
[2] Toutes les images qui sont présentées dans le texte sont des photographies réalisées par les auteurs.
[3] Parfois Debord, se référant aux unités d’ambiance et dans le but de réduire l’importance des bâtiments en faveur du décor et des composantes sociales, utilise l’expression « atmosphères psychiques distinctes » (Pérez-Gomez 1983).
Référence de la notice
Pazarzi, I., Tsangaris, M. (2018) Formes d’expression alternatives sur les murs de la ville pendant la période de la crise, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/formes-dexpression-alternatives/ , DOI: 10.17902/20971.80
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
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