Gazochori: histoire d’un quartier (1857-1980)
2018 | Déc
La naissance d’un quartier par construction sauvage
L’usine à gaz a été fondée en 1857 conformément au décret royal émis par Othon, qui concédait à l’entrepreneur français François Théophile Feraldi le droit de créer et d’exploiter une unité de production de gaz.
Cette unité de production fut la première de la ville et de l’ensemble du territoire grec. L’usine a été intimement liée à la vie urbaine, puisqu’elle a changé radicalement la vie quotidienne en permettant l’éclairage des rues centrales d’Athènes. Les nouvelles lampes à gaz ont renforcé le sentiment de sécurité de quiconque circulait de nuit dans Athènes. Toutefois, le plus grand changement attendu de l’éclairage au gaz était le rayonnement européen, que semblait rechercher une partie de la population athénienne depuis le milieu du 19è siècle (Journal Skrip/ Σκριπ 25 decembre 1895).
Suite à l’implantation du site gazier dans cette zone, qui débute en 1857 et s’achève presque un siècle plus tard avec l’ajout progressif de différents bâtiments, se développe à l’ouest de celui-ci un quartier sans permis de construction, appelé Gazochori (Στογιαννίδης & Χατζηγώγας 2013: 53). Comme son nom l’indique—le grec gazi pour gas et chorio pour village—ce quartier commence à se développer après la mise en service de l’usine. Dans les sources du 19è siècle et du début du 20è, on le retrouve sous le nom de Gazochori, d’Aeriofotos, ou encore de Fotaerio [1].
Avant la fondation de l’unité de production de gaz, cette zone (Gazochori – Votanikos – Rouf) se trouvait hors des limites de la ville et était principalement couverte de champs et de marécages. De fait, sur une carte de 1852, la zone située à l’ouest de la place Omonia et au nord de la rue Pireos est réellement déserte et non peuplée. Près de 20 ans plus tard, sur une carte de 1875, l’usine à gaz et les premiers bâtiments apparaissent.
Carte 1: Carte de Grèce: Page 10, Plan d’Athènes, Division de la Grèce en départements, provinces et municipalités, 1852,(ΕΛΙΑ/ΜΙΕΤ)
Carte 2: «Plan urbain d’Athènes» – 1875. Geographical Section General Staff No 4457, War Office 1944, (ΕΛΙΑ/ΜΙΕΤ)
Populations réfugiées et maladies contagieuses
Le nom de Gazochori apparaît dès 1885 dans la presse quotidienne, la zone en question étant présentée comme un foyer de fièvres, de méningite et de typhus ( Journal To Asty/ Το Άστυ 29 decembre 1885). En effet, les médecins membres de la Société Grecque de Médecine, lors d’un congrès tenu en 1900, évoquent l’ « épidémie de Gazochori » qui eut lieu en 1885-1886 et font mention d’une fièvre maligne convulsive frappant principalement les enfants de ce quartier comportant, ce qui est souligné, des foyers marécageux.
Dans un quatrain satirique de l’époque visant les hommes politiques et les militaires, il est dit :
«Va leur dire qu’à Gazochori mille et deux déjà sont morts
va leur dire que ces ignobles impôts-là demeurent encore va leur dire de redouter que soit enfin venu le jour pour Athènes de subir le choléra d’Espagne à son tour» (Ασμόδαιος 25 December 1885). |
Durant de nombreuses décennies, le quartier joua le rôle de réceptacle d’immigrants et de réfugiés fraîchement arrivés en Grèce. En 1897 des réfugiés crétois s’installèrent à Gazochori ( Journal Embros, 28 novembre 1897).
En 1906 et 1916 les épidémies de variole firent d’assez nombreuses victimes, entre autre à Gazochori (Journal Embros, 30 janvier 1906). L’absence de système organisé de prévention et de soins, ainsi que le manque de préparation face aux maladies (Bournova, Garden, 2014) de la part de l’appareil d’État, conduisit les couches pauvres et ouvrières de la capitale à rechercher des solutions pratiques. Suivant les recommandations des sages-femmes du quartier, les habitants conduisaient leurs enfants, victimes de maladies respiratoires, au pied des cheminées de l’usine afin de leur faire inhaler les émanations de coke aux propriétés « curatives » (Στογιαννίδης, 2015: 115-116). De même, tous ceux qui souffraient de la tuberculose campaient l’été sur le mont Pentélique (Στογιαννίδης, 2016:382-404).
Il va de soi que l’arrivée de réfugiés dans le quartier ne pouvait avoir que des conséquences dramatiques sur la santé de l’ensemble des habitants :
«…Dans le quartier de l’usine à gaz entre la rue Pireos et l’usine Poulopoulos. Encore un véritable enfer quasiment dans la capitale, un horrible enfer qui a débuté en 1919 et n’en finit pas. Dans une grande friche de l’usine à gaz se sont installés 325 familles de Grecs de Russie et du Pont Euxin. Les petites maisons, comme celles du champ-de-tir et de Dourgouti, ont été construites à leurs propres frais, mais ils ne supportent plus d’y vivre et d’y dormir.
Au milieu de ces habitations, se trouvent deux entrepôts dans lesquels sont logées, ou plutôt assassinées, trente-cinq familles. Les rares sanitaires sont insuffisants et bouchés, de partout vient la puanteur et la mort. Les habitants du quartier sont inquiets et les riverains ont perdu toute patience, en même temps que leur santé. Tous, au sein de ce campement, ressemblent à des condamnés et à des exilés, exclus de l’existence des autres Hommes. » (Journal Ελεύθερον Βήμα, 20 septembre 1928). |
Ils durent attendre dans leurs baraquements quelques années de plus avant d’être relogés sur les terrains expropriés de la zone d’Aghios Savvas. La croissance des émissions polluantes de l’usine à gaz porta à son maximum le caractère misérable des conditions de vie des ouvriers du secteur. Le 15 janvier 1931, Stefanos Stefanou dénonce dans Eleftheron Vima l’inexistence d’un système de collecte des ordures à Athènes, désignant la ville comme un « immense dépotoir », et Gazochori comme l’un des quartiers dans lesquels l’absence de propreté dépasse les limites du supportable :
«Allez voir à Gazochori ce qui s’y passe. C’est le quartier le plus sale de la ville. Les rues sont pleines d’ordures et les terrains en friche voient s’accumuler des tas et des montagnes d’ordures. Une odeur insupportable, des mouches, moucherons et moustiques, tous les insectes de la Création y règnent… Ce qui met en danger réel et permanent la santé des habitants, c’est le fait que des charrettes de ramassage des ordures viennent décharger dans des secteurs habités, ou à très faible distance de celles-ci comme cela se produit à Gazohori,…» |
Kostas Biris a décrit le quartier comme « …un fatras de cabanes et d’infâmes baraquements… un véritable Enfer de misère et de corruption » (Μπίρης 1966: 202).
Selon les habitants, des immigrants de l’intérieur originaires du Magne, de Thessalie, de Céphalonie, de Corfou et des îles égéennes n’ont pas cessé d’affluer jusqu’au milieu du 20è siècle, créant un noyau urbain multiculturel (témoignage de Z.R., Archives Orales du Musée de l’Industrie Gazière). Le choix de Gazochori comme premier lieu d’installation à Athènes était lié à la position marginale occupée par ce quartier par rapport au tissu urbain principal de la ville. L’extériorité du quartier vis-à-vis du plan urbain permettait la construction de baraquements provisoires et sommaires à faible coût, mais aussi d’échapper au regard des mécanismes de contrôle.
«Les prostituées de Gazi» et autres histoires de délinquance
Outre les épidémies fréquentes, Gazochori fut également associé à une autre activité : la prostitution. L’arrêté de police d’avril 1894 « Sur les femmes publiques et les maisons de débauche » situe les maisons de passe d’Athènes « près des établissements d’Aeriofotos ». Dans cet arrêté figurait un classement en trois catégories des femmes publiques, dont la troisième et dernière catégorie comprenait toutes les femmes vivant et travaillant dans les maisons closes d’Aeriofotos (Δρίκος 2002: 174-175). La localisation des prostituées du quartier d’Aeriofotos dans la troisième catégorie du classement est peut-être liée à l’expression injurieuse répandue dans les années ultérieures de « prostituée de Gazi » (témoignage de Z.R., Archives Orales du Musée de l’Industrie Gazière). En 1897, un rapport de police fit état de l’arrestation de deux trafiquants tentant de vendre une domestique de 16 ans « dans les maisons mal famées d’Aeriofotos » ( Journal Empros/ Εμπρός 10 juillet 1897). Deux mois plus tard un instituteur de Methana fut arrêté à Gazochori, alors qu’il négociait la « vente » de sa femme aux maisons de tolérance ( Journal Empros/ Εμπρός 7 septembre 1897). Ces deux affaires ne confirment pas seulement la présence de maisons closes dans le secteur, mais sans doute également une véritable floraison de cette activité à la fin du 19è siècle. Dès lors, la prostitution deviendra synonyme de Gazochori, à tel point qu’en 1900 la presse fit mention des prostituées du quartier sous l’appellation « les femmes de Gazochori » ( Journal Empros/Εμπρός 15 mai 1900). Il est intéressant de noter que dans une réponse du Congrès des Médecins au Ministère de l’Intérieur, en 1905, portant sur les maisons de tolérance clandestines, il n’est pas fait mention de Gazochori alors que l’on aborde l’activité de telles entreprises dans des rues du quartier de Keramikos (Thermopylon, Leonidou, Keramikou, Kallergi, Deligiorgi), et d’Omonia (Aghiou Konstantinou, Satovriandou, Acharnon, Sinonos, Verantzerou, Solomou, Gamveta). Peut-être du fait que le quartier est déjà considéré comme en marge de la ville. De nombreuses années plus tard, dans une chronique, le journaliste et secrétaire d’Eleftherios Venizelos Stefanos Stefanou le mentionne comme « domaine des femmes publiques. « Allons à Gazi », dirent les soldats et les huissiers, veste rouge et fouet à la main » ( Journal Eleftheron Vima/ Ελεύθερον Βήμα, 9 juillet 1929).
Des cambrioleurs et des voleurs venaient à Gazochori pour y trouver refuge, et les rixes y étaient nombreuses ( Journal Empros/ Εμπρός 31 decembre 1895, 23 October 1927, 30 June 1962). Les affrontements armés impliquaient souvent des militaires, dont la présence régulière dans cette zone était liée, non seulement à la présence de la caserne du Génie, mais probablement aussi aux maisons de tolérance ( Journal Skrip/ Σκριπ 23 novembre 1903).
Mais Gazochori, quartier populaire et ouvrier, devint le théâtre dans lequel se jouèrent de nombreuses histoires d’amour sanglantes :
«Quand on est un jeune plein de vie et de santé, et que l’on travaille dans une forge du matin au soir, rongé par le travail et le feu, trempé de sueur, que l’on se tue sur l’enclume et que l’on s’époumone en maniant le soufflet, il est impossible de ne pas tomber amoureux d’une paire d’yeux passant devant soi alors que l’on bat le laiton et le fer. C’est ce qui est arrivé au jeune ouvrier bronzier de vingt ans Aristide Triandafyllopoulos, qui tomba amoureux voici quatre ans d’une paire d’yeux appartenant à Katina Xenou, quinze ans… » (Journal Eleftheron Vima/ , 5 octobre 1924). |
« Stamatis, un homme de vingt-huit ans. Une certaine Thodora s’était trouvée sur son chemin. Elle avait dans les vingt-six ans… Tous les deux s’occupant de marché noir, ils s’associèrent… Stamatis tombe amoureux, et Thodora, bien habile, comprenant sa faiblesse se met à le tourmenter… Pour prévenir le mal, il lui ôte la vie. Le lendemain matin, les passants de la rue Sofroniou butèrent sur les deux corps obstruant la rue étroite ». ( Journal Eleftheron Vima/ Ελεύθερον Βήμα, 6 fevrier 1943) |
Mais en-dehors de cette délinquance, le milieu ouvrier favorisa la diffusion des idées communistes, et donc les affrontements avec la police de cette époque :
«Ce qui ressort de l’affrontement communiste à Gazochori »
Les services du département de la sûreté générale, en charge de la poursuite des communistes, continuant leur enquête relative à l’affrontement généralisé ayant opposé hier la police aux communistes dans le quartier d’Aeriofotos, ont constaté que : Les éléments communistes résidant dans le quartier en question ont collecté de petites sommes parmi les habitants, afin d’assister les grévistes communistes et d’abonder les caisses de l’appareil communiste. Ils ont de plus contraint les habitants à acheter le journal « Rizospastis ». En conséquence de quoi la police s’est empressée de mener une enquête surprise et est parvenue à arrêter plusieurs d’entre eux. Au cours de cette enquête, un affrontement eut lieu entre policiers et communistes, au cours duquel furent échangés plus de 50 coups de feu, blessant un policier et le communiste Dimakos. Plus tard dans la soirée, un autre groupe de communistes, persuadé que ses « camarades » avaient été arrêtés suite à une dénonciation du président du quartier M. Charalambidis, s’en prit à lui et le passèrent à tabac. Cinq de ces communistes furent arrêtés. ( Journal Athinaika Nea/ Αθηναϊκά Νέα, 6 juin 1933) |
Les phénomènes d’exclusion sociale et de délinquance criminelle confirment une nouvelle fois la position symbolique du quartier en marge d’Athènes. Gazochori fut également associé pendant 56 ans (1901-1957) au marché aux légumes d’Athènes, qui était installé à côté de l’usine à gaz au croisement des rues Pireos et Iera Odos [aujourd’hui espace de stationnement desservant la bouche de métro]. L’installation du marché aux légumes au début du 20è siècle semble être liée non seulement au commerce de fruits et légumes, mais aussi au développement du commerce de haschisch, puisque les fameux « hasisopotes » (fumeurs de haschich) avaient leurs habitudes dans les tavernes et gargotes qui abondaient aux alentours du marché aux légumes. La rhétorique faisant de Gazochori un foyer d’activités dangereuses et malsaines semble s’épuiser dans les années suivant l’entre-deux guerres. L’inflation des références aux comportements délinquants que nous remarquons au début du 20è siècle est probablement liée d’une part à une plus grande diffusion de ces phénomènes, mais d’autre part à une rhétorique de la pureté morale et de l’hygiénisme dominante dans le discours des médecins, inspecteurs du travail, sociologues et hygiénistes de l’époque (Platt 2000: 194-222).
La place de Gazochori dans l’urbanisme athénien
En règle générale, les quartiers créés à l’ouest et au sud-ouest d’Athènes, comme Pireos (actuel Kato Petralona), Gazochori, Chezolitharo (actuel Metaxourgio), Akadimia Platonos, Iera Odos (quartier d’Eleotrivia), du fait de leur proximité avec la rue Pireos, c’est-à-dire la rue commerçante menant au Pirée, ont très tôt concentré des activités commerciales et artisanales, et étaient peuplés en majorité de couches à revenus sans doute modestes.
La zone fut intégrée au plan de la ville en 1880, le plan d’intégration suivant fondamentalement les anciennes routes déjà existantes. En partant de Gazochori, la rue Orfeos traverse l’Eleonas en suivant le très ancien tracé de la « Strata tis Koulouris », la route menant à Salamine, qu’avait parcouru le voyageur Evliya Celebi. En 1908, dans le Tableau d’A. Georgiadis représentant la première division d’Athènes en quartiers, la plupart des rues du secteur de Gazochori ne portent aucun nom officiel. Dans le Guide commercial de Nikolaos Igglesis de 1928, seules 24 rues apparaissent, contre 38 actuellement.
Mais jusqu’en 1940, les habitations semblent appartenir au quartier de Keramikos, bien qu’un certain nombre de rues soient aussi associées au quartier Iera Odos (qui s’étendait du numéro 21 de la rue Iera Odos au début de la rue Evmolpidon), au quartier Kiriadon (qui court de la rue Pireos n°150-152 jusqu’aux casernes du Génie et au bâtiment des douanes).
Le quartier de Gazochori – bien qu’il ne soit pas clairement situé géographiquement, le seul point de repère étant l’usine à gaz – est sans doute délimité par les rues Pireos, Konstantinopoleos, Petrou Ralli, et Iera Odos. Cependant, citer Petrou Ralli parmi les 4 rues délimitant Gazochori ne va pas de soi, au moins pour la période précédant les années 1950. Sur les cartes de la première moitié du 20è siècle, comme celle de 1944, la limite semble en être la rue Vassiliou tou Megalou, tandis que sur la carte de 1958, la limite qui apparaît est la rue Echelidon.
Gazochori était un des quartiers dénués d’organisation paroissiale. Deux églises, celle d’Aghios Vassilios Rouf et celle d’Aghia Triada Keramikos, étaient situées aux deux extrémités, à l’ouest et à l’est de Gazi, mais aucune des deux n’était vraiment située à l’intérieur de la localité. Même l’église d’Aghios Vassilios, qui est formellement incluse dans les « limites » de Gazochori n’est pas une église paroissiale mais une chapelle de l’Orphelinat Ecclésiastique de Vouliagmeni.
Gazochori est un quartier sans places. Ses habitants n’en reconnaissent qu’une comme telle : la petite place Koulouri au triple croisement des rues Stratonikis, Elasidon et Orfeos. La place Anixeos qui se trouve en lisière du quartier est très récente.
Carte 3: Lieux de référence du secteur de Gazi
Les habitants et les magasins de Gazochori dans les Guides de Nikolaos Igglesis, 1910-1958
Grâce aux guides commerciaux de N. Igglesis, il nous est possible d’analyser la composition socioprofessionnelle de la population et les activités économiques de Gazochori. Dans les guides de 1910 et 1928 (qui sont sans doute les plus exhaustifs, les bulletins des recensements généraux de la population de 1907 et 1928 ayant très probablement été utilisés), sont recensés les métiers ainsi que les magasins, tandis que dans les guides de 1939 et 1958 ne sont plus recensés que les magasins – exception faite des professions libérales les plus importantes comme les médecins et les avocats, dont les listes nominales furent sans doutes fournies par les associations professionnelles. Ainsi, la structure elle-même, et les données contenues dans les guides imposent quelques limites à l’étude des évolutions de la composition socioprofessionnelle et des activités économiques de Gazochori. Nous pouvons en fait suivre l’évolution des professions des habitants masculins en 1910 et 1928, et l’évolution des magasins en 1939 et 1958.
Selon le Guide Commercial (Tableau 1), en 1910, seuls 127 hommes exerçant un métier quelconque ou occupant un certain poste de travail habitaient le quartier. Ne sont recensés ni la population féminine, ni les ouvriers de l’usine à gaz, à quelques exceptions près : l’inspecteur et un ferblantier de l’usine à gaz. Y sont également cités deux forgerons et un ingénieur sans qu’il soit précisé s’ils travaillent dans l’usine.
En 1910, les cafés, gargotes, commerces de vin et de produits alimentaires sont les principales activités économiques du quartier, et se concentrent en arc-de-cercle autour de l’usine. Les représentants de l’élite sont 3 avocats et l’inspecteur de l’usine à gaz (Carte 4).
Tableau 1: Catégories socioprofessionnelles de la population masculine de Gazochori selon le Guide Commercial de N. Igglesi (1910)
Carte 4: Localisation des entreprises dans le secteur de Gazochori en 1910
Nous ne connaissons pas la population de ce quartier puisque les recensements grecs ne publient pas leurs données au niveau des districts ou quartiers. Nous savons seulement qu’en 1920, l’ensemble Gazi-Keramikos-Metaxourgio dit « hors Keramikos », comptait environ 20 000 habitants formant 4 321 familles.
La population du quartier augmente sans doute régulièrement, soit par l’arrivée de migrants de l’intérieur, soit par installation de réfugiés d’Asie Mineure. Dans le Guide Commercial de N. Igglesis de 1928 (Tableau 2), sont recensés près de 1000 professionnels et magasins de Gazochori, tandis que dans le cas de 114 autres personnes pour lesquels la mention « Halle aux légumes » tient lieu d’adresse, nous avons considéré qu’elles ne résident pas à Gazochori (Carte 5).
Tableau 2: Composition socioprofessionnelle de la population de Gazochori selon le Guide Commercial de N. Igglesis (1928)
Carte 5: Localisation des entreprises dans le secteur de Gazochori en 1928
La catégorie la plus importante numériquement, celle des artisans/commerçants – qui représente la moitié de la population active relevée par le rédacteur du Guide des professions de 1928 – concerne principalement des professions liées à l’alimentation, c’est-à-dire des cafetiers, cavistes, tenanciers de brasseries et épiciers (Carte 6). Ces professionnels vivaient dans de tout petits logements et leur situation économique ne différait que peu de celle de leurs clients. Du reste, leur grand nombre découle du fait qu’il s’agit de toutes petites entreprises et confirme le caractère populaire du quartier. Et la même année, la presse se fait l’écho d’une surreprésentation du petit commerce à Athènes ( Journal Eleftheron Vima du 05/02/1928 « La crise de nos grands centres urbains – Athènes : la ville de la prospérité apparente ») du fait de la grande augmentation du nombre des épiceries qui, selon le journaliste, était passé de 3 116 en 1920 à 4 755 en 1928 : « nombre d’entre eux sont tombés dans la condition prolétarienne ».
Carte 6 : Évolution de la localisation des magasins d’alimentation: cafetiers, cavistes, tenanciers de brasseries et épiciers dans le secteur de Gazochori (1910-1939)
Dans le même temps, la proximité avec la gare de chemin de fer conduit de nombreux cheminots à choisir Gazochori comme lieu d’habitation, tandis que les cochers et charretiers commencent à disparaître au profit des chauffeurs d’automobiles qui abondent dans la capitale.
En 1928, une partie de la population féminine est recensée, soit en tout 99 femmes. Seules trois d’entre elles exercent une profession, sage-femme dans les trois cas. Les autres sont recensées comme veuves ou femme au foyer, comme dans les registres d’état civil de l’époque (Carte 7).
Carte 7: Population féminine 1928
La totalité des employés et ouvriers de l’usine ne vivait, vraisemblablement, pas à Gazochori. La totalité de la population active masculine du quartier n’a pas non plus été recensée dans le Guide de N. Igglesis, puisque les journaliers sont certainement bien plus nombreux que la centaine indiquée dans le tableau.
A la veille de la seconde guerre mondiale, selon le Guide d’Igglesis de 1939 (Carte 8), il existe quatre écoles publiques : la 2è au croisement des rues Megalou Alexandrou et Iera Odos, la 21è au numéro 39 de la rue Evmolpidon, la 22è dans la rue Orfeos et la 23è dans la rue Dyaleon. L’École professionnelle à laquelle il est fait allusion est sans doute l’École d’ingénieurs de l’armée à Rouf. En 1939, 3 des 6 marchands de foin installés le long de Pireos en 1910 existent encore.
En 1939 apparaissent, surtout dans les grandes artères, les garages automobiles et les ateliers mécaniques (Carte 9). L’augmentation de la population du quartier provoque ensuite la diffusion du commerce alimentaire de détail, mais aussi de la restauration, des débits de boisson et de tabac dans de nombreuses rues, bien que là encore, principalement dans les axes principaux.
Carte 8: Localisation des entreprises dans le secteur de Gazochori en 1939
Carte 9: Évolution de la localisation du commerce alimentaire et du petit commerce
D’autre part, se trouvaient alors dans ce secteur de nombreuses cordonneries, tonnelleries, charronneries, et une manufacture textile, deux moulins à huile, une corderie, une fabrique de biscuits, deux pharmacies… Dans ce Gazochori artisanal à veille de la seconde guerre mondiale, n’étaient établis que quelques représentants des professions libérales supérieures : 3 avocats et une dizaine de médecins.
Gazochori pendant l’occupation
Sur les 65 personnes mortes de faim à Gazochori durant l’hiver 1941-42 (Carte 10) – selon les archives de l’état civil d’Athènes – 18 étaient originaires de Grèce insulaire, 10 d’Istanbul, d’Asie Mineure et de la Mer Noire, 8 de Grèce du nord, et un petit nombre seulement du Péloponnèse (7), de Grèce centrale et d’Eubée (4). Les 16 autres étaient natifs d’Athènes. Les insulaires et les réfugiés, mais aussi les personnes originaires de Grèce du nord se trouvaient très loin et de fait coupés de leur lieu d’origine, incapables de se ravitailler en nourriture, et furent les premières victimes de la famine qui s’abattit tout particulièrement sur la capitale (Μπουρνόβα, 2005) mais aussi sur l’ensemble des villes grecques. Il s’agissait en majorité d’ouvriers et d’artisans. Nous pouvons évidemment supposer que Gazochori attirait des réfugiés et migrants de l’intérieur provenant principalement des îles égéennes et du golfe ionien, et dans une moindre mesure d’autres régions (Μπουρνόβα & Δημητροπούλου, 2015).
Carte 10: Nombre de morts à Gazochori, hiver 1941-1942
Une esquisse de Gazochori après la guerre
Dans le Guide de N. Igglesis de 1958 (Carte 11), on ne trouve plus qu’exceptionnellement des cafés, restaurants ou débits de boissons, ni même du petit commerce ou de l’alimentation. Les établissements bordant la Halle aux légumes, qui étaient la caractéristique de cette zone jusqu’en 1960, en sont également absents. Ainsi, c’est surtout le caractère industriel de la zone qui est mis en valeur : les réparateurs automobiles (Carte 12) et les ateliers mécaniques et sidérurgiques (Carte 13), forment la principale activité industrielle et sont localisés en limite du quartier, dans les trois grandes rues Pireos, Iera Odos, et Echelidon.
Carte 11: Localisation des entreprises dans le secteur de Gazochori en 1958.
Carte 12 : Évolution de la localisation des cochers, chauffeurs et réparateurs automobiles dans le secteur de Gazochori (1928-1958)
Carte 13: Évolution de la localisation des professionnels et établissements sidérurgiques dans le secteur de Gazochori (1928-1958)
En-dehors de l’automobile, il existe 7 manufactures textiles, 6 moulins à huile, 6 tanneries responsables de mauvaises odeurs principalement concentrées dans la rue Orfeos (Carte 14) mais aussi des fabriques de savon, des ateliers de marbriers, de menuisiers, etc. Comme avant-guerre, et encore aujourd’hui, les élites y sont très limitées : quelques avocats et 13 médecins.
Dans l’ensemble, les professions libérales supérieures à Gazi, du début du 20è siècle à 1960, relèvent du secteur de la santé et s’installent progressivement dans l’ensemble de la zone (Carte 15).
Carte 14 : Évolution de la localisation des tanneries dans le secteur de Gazochori (1910-1958)
Carte 15 : Évolution de la localisation des professions libérales supérieures dans le secteur de Gazochori (1910-1958)
Indépendamment des activités économiques figurant dans le Guide Commercial de N. Igglesis à cette époque, il est clair que Gazochori était peuplé d’ouvriers, d’artisans, et de commerçants : à la fin de la décennie 1950 seuls les médecins et les dentistes répondant aux besoins de la population locale restent installés dans le quartier et forment la catégorie socioprofessionnelle la plus élevée de la zone.
A partir de la décennie 1960, des membres de la communauté musulmane de Thrace s’y installent, au moment même où les anciens habitants commencent à abandonner leurs maisons pour s’installer dans d’autres quartiers. Cette nouvelle vague de migration intérieure à Gazi s’est poursuivi ultérieurement, culminant au cours des années 1980 (Αβραμοπούλου & Καρακατσάνης 2002).
L’histoire d’une rue : la rue Triptolemou
La rue Triptolemou, au début du siècle, abrite une kyrielle de métiers et d’activités. On y trouve tout d’abord une grande variété d’artisans : 2 tanneurs, 1 fabricant de meubles, 1 menuisier, 1 tailleur, 1 sidérurgiste, 2 imprimeurs et deux cordonniers ; en tout, une dizaine d’artisans habitent cette rue. Elle abrite ensuite un grand nombre de petits commerçants de produits alimentaires : 5 de fruits et légumes, un boucher et un épicier/caviste. A ce panorama, il faut ajouter le cafetier, le musicien, le charretier, le ferblantier et l’inspecteur de l’usine à gaz, ainsi que le surveillant des prisons des Anciennes Casernes (Palaion Stratonon) (Carte 16 [2] ).
Carte 16: La rue Triptolemou en 1910
A la fin des années 1920 (Carte 17), la population de la rue a augmenté de façon importante, sans que l’on ne remarque une stabilité de sa population ancienne : aucun des hommes installés précédemment ne semble être resté dans ce quartier, ce qui confirme la mobilité géographique des couches populaires que l’on retrouve aussi dans les autres capitales occidentales. Sur l’ensemble des artisans, 4 travaillent le bois, 2 sont bottiers, 1 plombier, 1 tapissier et 2 travaillent dans le bâtiment. L’augmentation de la population a entraîné une progression du nombre d’épiciers/cavistes (4 désormais), on trouve 2 marchands de légumes, 3 marchands de café, 2 coiffeurs, et 3 chauffeurs automobiles. Bien sûr, le panorama est à compléter cette fois encore par les ouvriers de l’usine à gaz, mais aussi par la sage-femme, le cuisinier, le tenancier de la mercerie, le jardinier… Une rue par conséquent très diverse, et vivante. En plus d’une sage-femme, il est fait mention d’une autre femme, A. Paloumba, veuve avec pour profession « femme au foyer » qui habite au numéro 14, où se trouve également le café d’A. Roussis, et où réside le torréfacteur I. Koumas. Il s’agit sans doute d’habitations rudimentaires, des chambres sur cour, plutôt que de maisons sur deux étages telles qu’on en trouve dans le centre d’Athènes, et qui hébergent d’ordinaire un magasin au rez-de-chaussée et un appartement au premier étage.
Carte 17: La rue Triptolemou en 1928
A la veille de la seconde guerre mondiale, le recensement des professions dans la rue Triptolemou est très partiel et se limite à une dizaine d’établissements. Le fait qu’en 1939, A. Roussis continue de tenir son café au même endroit est à relever ; de même pour l’épicier/caviste G. Platanitis et le bottier D. Papaïoannou qui n’ont pas quitté leur site initial.
Près de 20 ans plus tard, en 1958, et bien que les recensements des professions ne soient pas effectués plus souvent, nous pouvons ressentir un changement dans la composition des activités : la fabrique textile de M. Varvagiannis et R. Nahama, une boutique d’articles électriques et une école professionnelle de Kaiti Zografou marquent une nouvelle période, non seulement pour la rue mais pour le quartier en général. Mais l’ancien perdure : une usine de meubles des frères Egglezakis, situé dans le même ensemble de bâtiments qu’une entreprise métallurgique, ainsi que la fabrique de cadres d’A. Tsandilis qui s’y trouvait dès avant la guerre. Presque en face de ces établissements, se trouvait une autre entreprise sidérurgique, appartenant à S. Gordatos, et qui était déjà installée à cet endroit en 1939. Mais la rue, depuis lors, a changé : les tanneries ont disparu, et d’autres activités moins polluantes ont pris leur place, ainsi bien sûr que l’École professionnelle.
En-dehors des catégories déjà évoquées, il faut citer deux groupes pléthoriques fréquents Gazochori jusqu’au déménagement de la Halle aux légumes en 1960 : les marchands de primeurs et les soldats. Les premiers arrivent avant l’aube pour vendre aux autres marchands de fruits et légumes athéniens les produits frais, et les seconds pour rendre visite aux « filles » de Gazi. Il semble cependant, du fait de la présence de 4 écoles et du recensement des « femmes au foyer » et des femmes « veuves » que malgré la mauvaise réputation du quartier, de nombreuses familles y résidaient, contribuant ainsi à la diversité des habitants de Gazochori.
Contestation sociale et écologie
Dans les années 1970, les habitants s’organisent en associations culturelles et de loisirs, qui revendiquent l’éloignement de l’usine à gaz hors du quartier. Finalement, les années 1970 ne verront pas la fermeture de l’usine, celle-ci restant en activité jusqu’en 1984 [3]. Entretemps, les associations locales ont vu leur poids se renforcer et la société grecque fit la connaissance d’un terme nouveau : « le nefos (nuage) athénien » ( Journal Rizospastis, 16 septembre 1982, Journal Eleftherotypia, 22 février1984). L’éloignement de l’usine à gaz avait tout d’une impasse politique et sociale. En 1982, un groupe de manifestants détruisit en signe de protestation une partie du mur d’enceinte de l’usine ( Journal Ethnos, 29 juin 1982). En 1986 l’usine fut classée site historique par le ministère de la culture (J.O. 621/Β/26 septembre 1986). À partir de 1999, le parc industriel « Technopolis » consacre la reconversion de cette zone. La « gentrification » que connaît le quartier au cours des années 2000 a provoqué le mécontentement de nombreux habitants, qui, en dépit de l’enchérissement de leurs terrains, ont vécu le développement des lieux de loisirs et de divertissement comme « violent et sauvage ». Gazochori est resté durant des décennies un quartier vivant d’Athènes, qui a évolué aux marges de la ville, entre délinquance et légalité.
[1] Le terme d’ « aeriofotos », désignant le gaz d’éclairage, dominera jusqu’en 1952, date à laquelle il sera remplacé par le terme « fotaerio ». Le changement se traduira également dans la dénomination de l’entreprise (Στογιαννίδης&Χατζηγώγας 2013: 15, 58).
[2] L’emplacement des adresses dans la rue Triptolemou a servi de base à l’actuelle numérotation. Des comparaisons avec la carte de 1954 montrent que les changements dans la numérotation et le tissu urbain ont été rares.
[3]Concernant les plans de déménagement de l’usine à gaz dans d’autres zones de l’Attique, voir Στογιαννίδης & Χατζηγώγας 2013: 62-64.
Référence de la notice
Bournova, E., Stoyannidis, Y. (2018) Gazochori: histoire d’un quartier (1857-1980), in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/gazochori/ , DOI: 10.17902/20971.85
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
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