« Gentrification » dans les quartiers du centre d’Athènes
2015 | Déc
Le terme « gentrification », emprunté à l’anglais gentrification « embourgeoisement », renvoie aux processus spatiaux et sociaux de restructuration de zones urbaines dégradées. Au cours de ce processus, les anciennes populations, plus faibles sur le plan économique et politique, quittent la zone et sont remplacées par des classes sociales moyennes et supérieures. En même temps, les prix des terrains augmentent et il se crée des plus-values, surtout par l’apparition du différentiel de rente foncière (Smith 1986). Le différentiel de rente foncière renvoie à la différence entre le loyer foncier réel et le loyer foncier potentiel et reflète la plus-value qui apparaît sur le marché immobilier d’une zone où se font jour des tendances à la gentrification. Quand ce processus se développe, le paysage urbain du quartier se modifie, du fait que les nouveaux habitants imposent leurs préférences esthétiques et que l’utilisation du sol change en même temps, avec prédominance d’usages réhabilités et plus lucratifs répondant à une consommation acceptable de la part des nouveaux habitants mais aussi des nouveaux usagers du quartier (Smith 1996, Beauregard 1986, Ley 1996). Sur ce point, il convient de souligner que les théories sur la gentrification se sont développées surtout dans le monde anglo-saxon. Lorsque nous examinons des processus similaires dans des régions dont le contexte est différent du modèle théorique pour ce qui est des dynamiques économiques, sociales et spatiales de réalisation, il convient de faire très attention à la manière d’identifier, de qualifier et d’analyser les processus de gentrification (Maloutas 2012). L’interprétation des dynamiques de gentrification doit refléter les conditions locales pour faire apparaître les particularités de chaque cas et, en dernière analyse, elle doit étayer leur qualification de processus de gentrification.
Au centre d’Athènes, des changements spatiaux et sociaux similaires sont perceptibles depuis les années 90, le premier exemple de gentrification de l’habitat étant Plaka, un quartier qui se trouve sur les flancs de l’Acropole. Suite à des interventions énergiques de l’État, le tissu urbain de la région est classé monument historique, des bâtiments sont expropriés par des services publics (surtout par le ministère de la Culture et le ministère de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire et des Travaux publics [YPEHODE]) et l’on institue des règles précises en matière d’urbanisme, de trafic et de fonctionnement des activités commerciales et de loisir. Ces mesures ont abouti à déplacer les ménages les plus faibles qui habitaient le quartier jusque dans les années 90, et à modifier l’occupation du sol qui desservait cette population et les cultures particulières (rock / punk) de la période précédente. L’afflux des capitaux touristiques et de l’industrie des loisirs s’adresse principalement aux touristes, ainsi qu’aux groupes sociaux les plus aisés qui ont acheté et rénové des maisons de style néo-classique du quartier. Le parc immobilier de Plaka a été remplacé dans une large mesure et le quartier est devenu un point de référence dans tous les guides d’Athènes.
Les transformations des quartiers Metaxourgio-Gazi
Les transformations spatiales et sociales qui apparaissent au début des années 2000 dans la zone Gazi-Metaxourgio constituent de nouvelles tendances du processus de gentrification au centre d’Athènes. À Gazi, dès le milieu des années 90, apparaissent des scènes de théâtre, qui attirent peu à peu quelques bars. Avec l’abandon de l’Usine à gaz et sa reconversion en espace culturel (Technopolis), et surtout après la mise en service de la station de métro Keramikos, l’industrie des loisirs entre en force dans le quartier et le transforme en lieu de loisir interminable. Les familles de gitans qui y étaient installées jusqu’à ce moment-là sont déplacées de force de leurs petites maisons à cour intérieure, et à leur place surgissent des bars et des tavernes modernes (Alexandri 2005, Tzirtzilaki 2008). L’industrie des loisirs à Gazi s’accompagne d’activités para-économiques, comme le stationnement des voitures aux mains de bandes de caïds (au cas où l’on refuse leur offre de service, il est probable de retrouver sa voiture gravement endommagée), mais aussi de chantages pour régler les droits de propriété dans le quartier (au cas où l’on refuse de changer l’usage du bien immobilier, il est probable que l’on doive faire face à un incendie, comme cela est arrivé à une ancienne boulangerie dont le propriétaire avait refusé de céder les lieux pour ouvrir un nouveau bar).
Carte 1: Les quartiers du centre d’Athènes
Au milieu des années 2000 apparaissent de nouvelles constructions de luxe qui promettent une nouvelle vie en loft au centre d’Athènes. La tendance du loft-living a été lancée à New York par des artistes qui louaient de grands espaces ouverts dans d’anciennes usines et les utilisaient comme ateliers et logements. Leur mode de vie et les différentes manifestations artistiques et partys spontanées ont fait surgir sur le marché immobilier une nouvelle forme de préférence architecturale (les lofts) et un nouveau marché : l’aménagement de logements avec espaces intérieurs entièrement ouverts dans les vieilles coquilles industrielles. Il convient de souligner que les nouveaux bâtiments de Gazi ne proviennent pas de transformations d’anciennes usines, mais imitent des formes immobilières apparues à New York grâce au lifestyle d’artistes et de certains groupes sociaux aisés ou de classe moyenne. Toutefois, à Gazi, les spéculations qui sont apparues du fait du développement rapide de l’industrie des loisirs et les retombées négatives de ce développement sur la vie quotidienne du quartier (bruit dû aux bars, aux clubs et aux tavernes, problèmes de stationnement et de trafic, etc.) ont eu un impact négatif sur l’attrait de nouveaux habitants. Cela évidemment ne diminue pas la brutalité du déplacement subi par les groupes sociaux les plus faibles, comme les gitans, ou la violence et les menaces que reçoivent les anciens habitants de la part des nouveaux « parrains » du quartier. À Gazi, jusqu’à ce jour, il est préférable de parler de gentrification par les nouveaux usages commerciaux du sol plutôt que de gentrification par le logement.
Un meilleur exemple de gentrification par le logement est donné par le quartier de Metaxourgio, où le processus de gentrification renvoie aux nouveaux usages du sol, mais aussi au logement. Le processus de restructuration spatio-sociale dans le quartier de Metaxourgio se fait à un rythme plus lent par rapport au quartier limitrophe de Gazi. Depuis le milieu des années 90, plusieurs ménages des catégories sociales supérieures, disposant d’une information plus précise sur la revalorisation future du quartier, se sont empressés d’acheter et de faire rénover des habitations, et ont eu le temps de se placer sur le marché avant l’apparition d’un différentiel de rente foncière important (Alexandri 2013). Au même moment, le quartier a commencé à attirer des scènes de théâtre qui ont constitué par la suite un pôle d’attraction pour les milieux artistiques, aussi bien habitants que consommateurs des nouveaux usages du sol. La mode du raki et du bistrot nouvelle tendance se manifeste avec éclat à partir de la fin des années 2000, tandis que des restaurants offrant des choix plus éclectiques, comme cuisine moléculaire ou ethnic, ou des winebars complètent la fresque des nouvelles habitudes de loisir qui se développent dans le quartier. Les nouveaux habitants, aussi bien les plus aisés que les plus « alternatifs » ayant des intérêts artistiques, sont desservis par de nouveaux usages du sol, comme nouvelles boutiques de mode, nouveaux magasins biologiques, pet shops et salons de coiffure.
Le quartier de Metaxourgio suscite un très fort intérêt de la part des investisseurs et des sociétés actives sur le marché immobilier. La société GEK TERNA construit en 2007 un complexe d’habitations de luxe, entièrement fermé, en face de l’ancienne usine Metaxourgio, avec piscine intérieure et systèmes de sécurité rénovés. Avant la crise immobilière, les prix des appartements du complexe se situaient autour de 4000 euros le mètre carré, pour connaître après 2008 une chute de l’ordre de 30%, ce qui permet de se faire une bonne idée de la marge bénéficiaire de l’entreprise, qui préfère être propriétaire d’appartements vides (40%) plutôt que de les mettre en vente à des prix inférieurs. La société Oliaros, de son côté, dispose de 4% du parc immobilier du quartier, soit environ 65 immeubles, qu’elle destine à des usages artistiques, comme l’organisation de la biennale artistique Remap. Durant l’exposition, le public intéressé est invité à se promener dans les rues et à visiter les bâtiments du quartier. C’est ainsi que sont créées des conditions pour une nouvelle cartographie du quartier : cours intérieures, vue sur la ville ou sur l’Acropole, pièces à plafonds surélevés, escaliers intérieurs en bois, sols en marbre et reliefs de plâtre sur les murs, plafonds, constituent les expositions collatérales de la Biennale Remap, qui attire des habitants intéressés de la classe moyenne. En même temps, l’investisseur principal de la société Oliaros, en collaboration avec les nouveaux habitants les plus aisés, a fondé la société civile sans but lucratif « Quartier modèle » (Protypi Gitonia) qui, par des propositions de réaménagement du quartier, des collaborations avec la municipalité d’Athènes et différents ministères, ainsi que par des interventions dans le domaine de l’urbanisme, revendique spatialement le quartier de Metaxourgio, en s’efforçant d’imposer certains modèles culturels.
La conséquence de ces nouvelles dynamiques sociales et spatiales qui se développent dans le quartier du Metaxourgio est le déplacement des gitans, des migrants avec ou sans papiers, des couples âgés, mais aussi des jeunes habitants à faible revenu. De fait, comme dans les autres cas de gentrification, tous ceux qui ne peuvent pas faire face à l’augmentation des loyers, ou qui n’ont pas le revenu indispensable pour acquérir un logement, sont forcés, directement oui indirectement, de quitter le quartier. Souvent les groupes les plus faibles, comme les migrants ou les gitans, sont confrontés à des pratiques violentes de la part des propriétaires, par exemple coupure de courant, coupure d’eau, pour les faire partir de leur propriété, destinée à quelque nouveau propriétaire ou locataire plus aisé. C’est ainsi que les groupes les plus faibles se voient déplacés dans les quartiers limitrophes de l’Académie de Platon ou de Kolonos, ou viennent gonfler les listes des nouveaux sans-abri d’Athènes. Le déplacement provoqué par la gentrification constitue un problème de plus pour la ville et pose des questions d’injustice spatiale et sociale.
Exarcheia et Petralona : Processus de gentrification ?
Des dynamiques spatio-sociales similaires apparaissent dans le quartier de Pétralona. Ce vieux quartier populaire se transforme en espace de loisir pour les hipsters de la ville, les loyers restent assez élevés, les ménages les plus faibles sont déplacés et remplacés par des ménages plus aisés. Toutefois l’histoire de la gentrification de Pétralona peut nous montrer quelque chose de différent. Les anciens habitants et les nouveaux arrivants, plus politisés, s’opposent à la manière dont le quartier est mercantilisé, en particulier par les nouvelles formes de loisir – nocturne – et par les pratiques développées par les professionnels de la vie nocturne. En réponse à l’incendie criminel des maisons de deux membres du comité des habitants de Pétralona et aux menaces d’interrompre le fonctionnement du comité, les habitants du quartier ont organisé un mouvement local pour défendre le caractère populaire du quartier, qui résiste effectivement aux tendances de gentrification du fait des nouveaux usages du sol et des nouveaux utilisateurs. Jusqu’à ce jour, l’exemple de Pétralona constitue le seul cas de quartier en voie de gentrification dans lequel apparaît un mouvement opposé à la gentrification, réclamant le droit des habitants, anciens et nouveaux, sur les espaces publics et privés du quartier.
Ce n’est pas un hasard si beaucoup de nouveaux habitants de Pétralona sont d’anciens habitants d’Exarcheia, un quartier au centre d’Athènes, éloigné de la frontière sud-ouest de l’axe du Pirée, souvent qualifié par les médias de « repère d’anarchistes » ou de « cour des miracles ». La vie quotidienne du quartier dément absolument ces qualificatifs, puisqu’il s’agit d’un quartier particulièrement apprécié des artistes, des intellectuels et des contestataires, dès les décennies d’avant-guerre, en raison de sa proximité avec l’université, notablement avant que beaucoup d’entre eux déménagent loin du centre. Les dynamiques spatio-sociales qui se développent dans le quartier se rattachent difficilement à la théorie de la gentrification, puisqu’il n’a jamais été un quartier purement ni principalement destiné au logement des classes ouvrières, mais qu’il se caractérise par le schéma du cloisonnement social vertical (Maloutas & Karadimitriou 2001). On ne saurait, même aujourd’hui, soutenir la théorie du différentiel de rente foncière : les loyers et les prix de l’immobilier restent particulièrement élevés y compris en pleine crise, en raison de l’histoire et de la réputation – politique et intellectuelle – du quartier. Toutefois, ces dernières années, notamment dans les rues adjacentes à la place Exarcheia, se développent des tendances à la dévalorisation qui contraignent beaucoup de ménages à quitter le quartier.
Aujourd’hui les habitants d’Exarcheia, qui conservent des inquiétudes politiques et culturelles particulières, se distinguent par une sensibilité particulière sur les questions de qualité de la vie dans le quartier, puisque la municipalité d’Athènes oublie parfois de renouveler les éclairages ou de nettoyer les espaces publics du quartier, tandis que les forces de police ont transformé certains points du quartier en postes d’observation permanents, en assurant la « sécurité » par des arrestations et des jets fréquents de produits lacrymogènes sur la place centrale du quartier. En même temps, notamment avec la crise, se développent dans ce quartier des gangs impliqués dans le trafic de drogue, de produits illégaux, dans l’exploitation des migrants, ainsi que dans le racket de magasins d’alimentation. Via ces pratiques transgressives, se développent des dynamiques de cannibalisme social. Comme le prétendent de nombreux habitants, la société se retourne contre ses maillons faibles, au lieu de se tourner vers les causes qui produisent et reproduisent des pratiques de haine. Les différents collectifs posent des questions pertinentes de revendication et de conditionnement des espaces publics du quartier souffrant de conduites transgressives et procèdent à des pratiques d’entraide, en créant des réseaux de solidarité face à la crise. Le fonctionnement réussi de la banque du temps, du marché sans intermédiaires, des commissions de solidarité et des espaces autogérés, les cuisines collectives, les bazars et la chorale d’Exarcheia mettent le quartier en perpétuel mouvement. Les habitants réussissent, par des pratiques collectives, à briser la crainte suscitée par la pérennisation des conditions d’austérité induites par les mémorandums successifs et l’offensive plus globale de politiques néolibérales.
Référence de la notice
Alexandri, G. (2015) « Gentrification » dans les quartiers du centre d’Athènes, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/gentrification/ , DOI: 10.17902/20971.51
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Αλεξανδρή Γ (2013) Χωρικές και κοινωνικές μεταβολές στην Αθήνα: η περίπτωση του Μεταξουργείου. Χαροκόπειο Πανεπιστήμιο.
- Τζιρτζιλάκη Ε (2008) Eκ-τοπισμένοι, αστικοί νομάδες στις μητροπόλεις. Αθήνα: Εκδόσεις Νήσος.
- Alexandri G (2005) The gas district gentrification story. DISS, Cardiff University. Available from: http://s3.amazonaws.com/academia.edu.documents/1512448/dissertation__2_.pdf?AWSAccessKeyId=AKIAJ56TQJRTWSMTNPEA&Expires=1469481787&Signature=BV8RPBknMo5%2FV%2BpUkK3mR6l8vmA%3D&response-content-disposition=inline%3B filename%3DThe_Gas_District_Gentrificati.
- Beauregard RA (1986) The chaos and complexity of gentrification. Gentrification of the City, London, Sydney: Allen and Unwin.
- Ley D (1996) The new middle class and the remaking of the central city. Annals of the Association of American Geographers, Oxford, New York: Oxford University Press 90(5).
- Maloutas T (2012) Contextual diversity in gentrification research. Critical Sociology, Sage Publications 38(1): 33–48.
- Smith N (1996) The new urban frontier: Gentrification and the revanchist city. London, New York: Routledge.
- Smith N and Williams P (1986) Gentrification of the City. 1st ed. London, New York: Routledge.