Éducation et reproduction de l’inégalité sociale en temps de crise
2016 | Jan
Dans quelle mesure une société envisage l’inégalité sociale comme un problème de justice sociale renvoie à la suprématie de classe. Lorsque les personnes dominées acceptent leur position socialement inférieure, ils l’acceptent habituellement aussi comme un ordre naturel des choses, sinon comme une juste solution de ce qu’ils peuvent attendre de leur vie.
Pour les conceptions libérales et néolibérales qui prédominent ces dernières décennies, l’inégalité ne pose pas de problème. Considérant que les individus sont inégaux entre eux de naissance, les conditions inégales dans lesquelles ils finissent par vivre passent pour une conséquence naturelle. Accepter l’inégalité comme naturelle est lié à l’idée que le progrès social est le résultat du progrès individuel, qui résulte de la concurrence. Ainsi fleurit également l’idée que l’on sert le bien commun si la société soutient les joueurs (élèves, entrepreneurs, sportifs,…) les plus forts, dont le progrès personnel est supposé se diffuser peu à peu dans l’ensemble du corps social. Les versions les plus progressives du néolibéralisme admettent que l’inégalité constitue un problème de justice sociale et s’efforcent de le traiter en donnant des « chances égales ». Les chances égales toutefois aboutissent systématiquement à des résultats inégaux, lorsque les individus auxquels elles sont offertes sont inégaux de naissance. Toutefois la prédominance des conceptions néolibérales a désormais limité non seulement les sensibilités politiques, mais aussi la simple référence aux questions de justice sociale, voire la forme relativement anodine de l’égalité des chances.
Les politiques économiques et sociales qui se sont succédé ces dernières décennies ont abouti à creuser largement l’écart entre les inégalités, ce qui ramène progressivement la question sur le devant de la scène en tant qu’enjeu de justice sociale. Dans le cadre de la prédominance idéologique néolibérale toutefois, les grandes inégalités qui se sont largement creusées sont surtout la cible de ceux qui les voient comme des facteurs limitant les perspectives de développement (Guélaud 2015).
Dans la Grèce de la crise, les inégalités de revenus se sont creusées. Entre 2009 et 2014, l’indice 80/20 (c’est-à-dire le ratio entre le revenu de ceux qui se trouvent dans le 20% supérieur par rapport au revenu de ceux qui se trouvent dans le 20% inférieur de l’échelle en question) a augmenté de 5,8 à 6,5 et l’indice de dispersion de Gini de 33,1 à 34,5 (ΕΛΣΤΑΤ 2015).
L’augmentation des inégalités dans le domaine de l’éducation est moins perceptible. Ici l’agenda social et politique est dominé par des questions qui touchent surtout les ménages des classes moyennes, qui voient dans l’éducation un espoir pour leurs enfants de conserver au moins leur propre position sociale. Ainsi les problèmes liés à l’absorption des diplômés des universités –y compris ceux des Universités « d’élite » avec études de troisième cycle– par un marché de l’emploi qui s’essouffle, ont acquis une visibilité importante. Dans ce contexte, la mise en évidence du problème de « l’exil des cerveaux » (brain drain) n’est pas liée seulement à l’importance incontestable de ce problème pour l’économie grecque, mais aussi aux classes sociales particulièrement touchées par cette évolution. Lorsque dans les années 1990, les classes inférieures perdaient une part importante de leur accès –via les études– aux emplois publics essentiellement, le problème n’avait que peu d’écho dans l’agenda social et politique.
La visibilité de l’inégalité sociale en ce qui concerne l’accès à l’éducation, et l’augmentation de cette inégalité, continue aujourd’hui encore d’être limitée, si bien qu’on ne la considère pas comme un problème important à résoudre. Cela est dû en partie au fait que cette inégalité n’est pas facile à percevoir puisqu’elle n’apparaît de façon univoque et relativement tard que dans les résultats des examens d’entrée à l’université, et que dans une large mesure, elle est attribuée à des variables individuelles. Dans d’autres pays –par exemple en Allemagne– les cursus scolaires sont séparés socialement de façon plus nette et à un âge moins avancé (Maloutas & Ramos-Lobato 2015).
En Grèce, les cursus scolaires manifestement privilégiés concernent la proportion relativement petite des élèves fréquentant les « grandes » écoles privées et quelques écoles publiques modèles, suivies par des études dans des universités réputées d’un petit nombre de pays étrangers. À l’autre extrémité, les cursus les plus défavorables qui se terminent rapidement (échec scolaire) ou absolument inefficaces (illettrisme fonctionnel) ont également un poids spécifique relativement faible et concernent souvent des groupes socialement exclus, comme les Roms.
La grande majorité des élèves passent par l’école publique à section unique et l’accès aux études supérieures dépend surtout de leurs résultats aux examens d’entrée à l’université, identiques pour tous et équitables. On se persuade ainsi qu’il s’agit d’une procédure qui offre des chances égales à la grande majorité de la population scolaire, abstraction faite des possibilités socialement inégales pour se préparer à ces examens (Sianou-Kyrgiou 2008).
S’il n’y avait ne serait-ce qu’un minimum élémentaire de chances égales, l’origine sociale des étudiant(e)s dans toutes les Facultés ou Départements de l’éducation supérieure devrait être similaire à la répartition des groupes sociaux dans l’ensemble de la population. Au contraire, les données qui concernent le niveau de formation des parents des étudiant(e)s dans toutes les sections des établissements d’enseignement supérieur publiées par ELSTAT (ΕΛΣΤΑΤ 2014) montrent que l’origine sociale joue un rôle très important et que l’importance de ce rôle s’est accrue avec la crise.
Le graphique 1 montre que les candidats ayant des parents avec une formation universitaire avaient en 2010 des probabilités quasi doubles par rapport au candidat moyen d’étudier à l’université et qu’en 2014, cet écart a augmenté et passé de 1,9 à 2,3 [1]. Les probabilités en ce qui concerne la fréquentation des Universités « d’élite » sont encore plus inégales (graphique 2) : 3,1 fois plus grandes que celles du candidat moyen pour 2010 et 3,6 en 2014. L’inégalité est décisive en ce qui concerne les probabilités de ceux qui ont des parents ayant une formation universitaire par rapport à ceux qui ont au mieux terminé le collège : 5 fois supérieures à l’entrée à l’université en 2010 et 8,6 fois supérieures en 2014, 17,7 fois supérieures en ce qui concerne l’entrée dans les Universités « d’élite » en 2010, et 29,5 fois supérieures en 2014.
Graphique 1 : Probabilités de faire des études universitaires selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 100)
Graphique 2 : Probabilités de faire des études dans une Université « d’élite » [2] selon le niveau d’éducation des parents (probabilités du candidat moyen = 100)
On sait bien que l’éducation ne fait pas que donner une formation aux nouvelles générations. Elle hiérarchise en même temps ses membres sur la base de leurs résultats, en créant des perspectives inégales de mobilité sociale. Cette hiérarchisation reproduit dans une large mesure les hiérarchies de classes et autres discriminations des générations précédentes. L’importance des qualifications de formation compte moins à une époque où elles sont acquises par un nombre de plus en plus grand de jeunes, tandis qu’augmente l’importance du capital économique et social accumulé. Malgré tout, la ségrégation que produit l’éducation demeure un facteur extrêmement important pour les perspectives de mobilité sociale de la majorité des jeunes générations.
Dans ces conditions, le rôle prépondérant de l’école doit être de réduire les inégalités et les discriminations sociales, rôle qui a été mis de côté par les conceptions et les politiques néolibérales. L’inégalité sociale entraîne l’inégalité des cursus scolaires et ceux-ci la renforce ; malgré sa visibilité relativement limitée, cette inégalité constitue un problème fondamental de justice sociale qu’il convient de traiter avec les nombreux autres problèmes qui se sont accumulés à tous les degrés du système scolaire et qui se sont exacerbés avec la crise.
[1] Les probabilités ont été calculées en comparant les pourcentages des trois groupes d’étudiants à l’université selon le niveau d’éducation des parents avec ceux de la population générale du même âge (40-75 ans) en ce qui concerne le niveau de formation.
[2] Nous avons considéré comme Universités « d’élite », à titre indicatif, une vingtaine de départements des établissements d’enseignement supérieur (sur un total de 262) où les parents des étudiants avaient le plus haut niveau d’éducation sur la base des données de 2014 (avec quelques changements minimes dans le regroupement par rapport aux données 2010). En règle générale, ce sont les facultés qui ont également les seuils d’entrée les plus élevés. Il s’agit de :
- Univ. d’Athènes (Droit, Médecine, Médecine dentaire, Pharmacie)
- Univ. de Salonique (Architecture, Médecine, Médecine vétérinaire, Médecine dentaire, Pharmacie, Génie civil)
- Univ. de Thessalie (Architecture)
- Univ. de Thrace (Médecine)
- Univ. de Ioannina (Médecine)
- Univ. de Crète (Médecine)
- Univ. de Patras (Médecine, Pharmacie, Architecture, Électronique / Ingénierie informatique)
- École Polytechnique (Mécanique, Électronique / Ingénierie informatique, Construction navale)
Référence de la notice
Maloutas, Th. (2016) Éducation et reproduction de l’inégalité sociale en temps de crise, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/inegalite-educatives/ , DOI: 10.17902/20971.59
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- ΕΛΣΤΑΤ (2015) Δελτίο τύπου. Οικονομική ανισότητα. Available from: http://www.statistics.gr/documents/20181/985119/??????????+?????????/43a8823f-ee2f-4d6b-ba22-376f71c39eb8?version=1.0.
- ΕΛΣΤΑΤ (2014) Φοιτητές κατά Επίπεδο Εκπαίδευσης των γονέων τους. Available from: http://www.statistics.gr/el/statistics/-/publication/SED34/2014.
- Sianou Kyrgiou E (2008) Social class and access to higher education in Greece: Supportive preparation lessons and success in national exams. International Studies in Sociology of Education, Taylor & Francis 18(3–4): 173–183. Available from: http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/09620210802492757.
- Maloutas T and Lobato IR (2015) Education and social reproduction: Educational mechanisms and residential segregation in Athens and Dortmund. Local Economy, SAGE Publications 30(7): 800–817.
- Guélaud C (2015) Les inégalités de revenus nuisent à la croissance. Le Monde, Paris.
- Ostry JD, Loungani P and Furceri D (2016) Neoliberalism: Oversold. Finance & Development 53(4): 38–41.