La géographie de l’activité manufacturière dans l’Athènes de la crise
2022 | Nov
L’activité manufacturière sous forme d’industrialisation diffuse a historiquement contribué de manière décisive à la création et au développement de systèmes de production urbains et de concentrations industrielles à Athènes. Le modèle de développement de l’économie grecque a favorisé la création et le fonctionnement d’un archipel de petites entreprises dans le secteur de l’activité manufacturière locale. Le développement urbain d’Athènes a évolué en lien avec la dispersion des activités productives dans le tissu urbain (petites/moyennes entreprises, artisanat, activités informelles), où prévalait une utilisation mixte des sols, tandis que l’industrie manufacturière grecque a été façonnée par une structure de production dans laquelle des concentrations intersectorielles coexistent et influencent les systèmes de production et de reproduction. Ces concentrations sont constituées d’industries locales relevant de branches économiques spécialisées, généralement présentes depuis très longtemps et qui, outre leur capacité d’adaptation aux évolutions du marché, contribuent de manière significative à revivifier la situation économique et sociale de régions entières, à l’intérieur et au-delà de leurs frontières naturelles.
L’organisation de l’industrie manufacturière grecque présente des caractéristiques relativement proches d’autres systèmes de production en Europe du Sud ainsi qu’avec les districts industriels, terme désignant les systèmes de production de la Troisième Italie. La structure décentralisée de ces systèmes du sud de l’Europe offre un éventail typologique d’articulation du marché du travail (Lewis et Williams 1987 ; Mingione 1995) présentant des relations sociales et économiques communes, ainsi que des caractéristiques, entre autres culturelles, spécifiques (Hadjimichalis 1987 ; Garofoli 1992). Ces relations définissent des modèles spécifiques de dynamiques locales et régionales et un large spectre de caractéristiques locales en matière de développement, plutôt qu’un modèle unique de développement au sein des différents « mondes de production » (Storper 1997) [1]. Ces modèles ne constituent pas une indication de sous-développement et de marginalité, mais représentent au contraire un modèle de production industrielle et de développement différent du modèle dominant d’Europe occidentale.
Cet article analyse les relations entre l’activité manufacturière et l’espace urbain à travers l’étude de la présence et du fonctionnement des systèmes de production locaux dans l’économie athénienne, à l’échelle locale et régionale. Il se focalise sur l’organisation de l’activité manufacturière à deux échelles spatiales distinctes. La première partie est consacrée à l’analyse cartographique de la place de l’industrie dans la Région Attique. Ensuite, par le biais d’une recherche empirique, le fonctionnement d’un système de production local est analysé, en l’occurrence le site industriel de Tsalavouta, administrativement situé dans la zone d’Eleonas et appartenant à la municipalité de Peristeri. Ce site constitue un exemple typique de l’industrialisation urbaine diffuse dans sa version grecque et appartient à un secteur historiquement dédié aux activités productives, à l’ouest du bassin urbain d’Athènes. La zone est constituée d’implantations industrielles composées principalement de petites et moyennes entreprises plurisectorielles, et de quelques grandes et très grandes entreprises [2]. Semblable à d’autres exemples de systèmes de production locaux de ce type, la zone est structurée par une communauté de personnes et d’entreprises engagées dans la production locale, qui induit une division spatiale du travail accrue en exploitant la réactivité du marché extérieur. Si la majorité des entreprises sont anonymes, et pas particulièrement « dynamiques », leur vitalité et leur reproduction dépendent de l’adaptation et du renouvellement de l’appareil de production ainsi que de pratiques créatives, permises par l’activation de processus socio-économiques internes à la zone. Ces processus se fondent sur l’entraide et la coopération, les valeurs communes et les règles tacites de la zone, l’environnement dans lequel la connaissance se diffuse, l’esprit d’entreprise stimulé et la coopération mutuelle généralisée.
Image 1: Le site industriel de Tsalavouta dans la zone d’activité d’Eleonas, au sein de la municipalité de Peristeri
La crise grecque a précipité des changements mettant à l’épreuve le fonctionnement du système, qui a développé des mécanismes de défense plus solides, ainsi que des tactiques d’adaptation par la généralisation de la spécialisation, de la flexibilité et de la coopération. L’aménagement, simultanémént, du système de production au sein du tissu urbain, à proximité d’autres marchés locaux, se révèle importante car elle donne des avantages en termes de localisation et facilite la coopération avec les différents réseaux extérieurs à la zone.
La géographie de l’activité manufacturière dans la Région Attique
À partir de 2009, la crise a très fortement impacté la région de l’Attique. Alors que des études spatiales convergentes réalisées à partir du milieu des années 1990 identifient toutes les périodes comme des « périodes de crise » pour le secteur manufacturier, les données actuellement exploitées révèlent une réduction sans précédent de l’essentiel de l’emploi, ainsi qu’une contraction majeure du nombre d’unités de production. En nombres absolus, 2011 a révélé la perte de la moitié des emplois existants en 2001. Le taux d’emploi dans l’industrie manufacturière par rapport à la population active totale de la Région a diminué de 3,76% entre 2011 et 2001 et de 2,88% entre 2001 et 1991 et, bien que la plus forte diminution ait eu lieu entre 2011 et 2001, la diminution observée au cours de la décennie précédente (période de croissance de l’économie grecque) est particulièrement importante [3].
Graphique 1 : Courbe de l’évolution de l’emploi par secteur manufacturier, 1991, 2001, 2011. Région Attique
Sources: ΕΛΣΤΑΤ 1991, 2001, 201. Traitement spécifique des données
Globalement, la part de l’industrie manufacturière dans la main-d’œuvre totale de la région de l’Attique a suivi une tendance continue à la baisse, passant de 16,22% à 13,34% et 9,58% entre 1991, 2001 et 2011. Les résultats de l’analyse appuyent l’hypothèse de recherche selon laquelle la tendance à la réduction de l’industrie manufacturière n’est pas un phénomène nouveau, et que si la crise a conduit à une destruction massive du secteur productif du fait de l’importante récession et stagnation, elle apparaît néanmoins comme la continuation du modèle de restructuration économique régional qui avait précédemment conduit à la financiarisation, à la déréglementation du marché du travail et à la réorganisation spatiale du travail à l’échelle mondiale, nationale et locale.
En ce qui concerne la localisation des unités industrielles, l’enquête a procédé au traitement de la totalité des adresses des unités de production manufacturière, l’ensemble des 15525 entreprises étant géocodées par secteur industriel, avec au total 24 secteurs industriels par municipalité et code postal [4].
Carte 1: Localisation des unités de production manufacturière dans la région de l’Attique, 2016
Sources : Registre général du commerce (G.E.M.I.) 2016. Traitement spécifique des données
Nous avons ainsi pu faire apparaître l’image quantitative de la dispersion spatiale de l’activité manufacturière, de même que la spécialisation locale, au moyen d’une analyse sectorielle au niveau local et régional. Dès 1995, on observe une diminution progressive du nombre total d’unités. Mais on remarque entre 2010 et 2015 une baisse significative du nombre total d’entreprises (-32,11%) dans la grande majorité des secteurs manufacturiers. Les données montrent qu’en l’espace d’une décennie (2005 – 2015), le nombre d’industries ayant leur siège en Attique a diminué de moitié. Une fois de plus, les données indiquent que les évolutions à l’oeuvre dans l’environnement économique du fait de la récession ont considérablement affecté la présence de l’industrie manufacturière, tant au niveau local que national. Pour autant, ils révèlent aussi une baisse significative du nombre d’entreprises au cours de la période de croissance de l’économie grecque des années 2000, quand une baisse de 10% est enregistrée dans la période 2005-2008 et de 19% avant et au cours du déclenchement de la crise économique entre 2008 et 2010.
De la concentration sectorielle globale ainsi que de la représentation géographique des entreprises, qui donne une image quantitative des concentrations locales, nous remarquons que la zone métropolitaine d’Athènes est fortement caractérisée par une industrialisation diffuse laissant apparaître des concentrations d’unités plus denses dans les zones urbaines. Cette dispersion multisectorielle se remarque dans la majorité des municipalités, mais s’articule fondamentalement dans l’axe nord-sud de l’ouest de la zone métropolitaine d’Athènes, le long de l’axe productif traditionnel.
Pour ce qui est de la région métropolitaine, elle présente des caractéristiques différentes entre ses différentes unités territoriales et administratives (Attique orientale et occidentale) et la zone urbaine d’Athènes proprement dite. Les réseaux multidimensionnels d’activités de production ou plus globalement économiques de l’Attique orientale ont abouti ces dernières décennies à la construction d’ensembles bâtis où l’industrie, les terres agricoles, le commerce de gros, les transports et les chaînes de grande distribution forment des zones de développement.
Le déclin évident du secteur productif et la restructuration qui a affecté le tissu urbain, bien qu’elle ait porté atteinte à l’activité manufacturière à l’échelle régionale, n’a pas nui au bon fonctionnement d’un nombre important de branches traditionnelles et dynamiques. La composition sectorielle du secteur manufacturier dans les zones urbaines indique la présence de nombreuses entreprises et branches interconnectées en un endroit, en des points d’intersection de différents usages, ce qui implique l’interaction de diférents facteurs. Toutefois, si l’on tient compte de la concentration globale de l’industrie, on constate que l’une des principales caractéristiques de la région de l’Attique est la concentration de la plupart des industries dans les centres urbains de la zone métropolitaine d’Athènes. La municipalité d’Athènes concentre le tiers de l’ensemble des entreprises de la région dans son sein, quand Peristeri – municipalité que nous avons choisie comme zone d’étude – et le Pirée se classent parmi les premières municipalités ayant la plus forte concentration géographique d’unités industrielles.
Systèmes de production locaux et industrialisation dispersée à Athènes
Notre étude s’est concentrée, par le biais d’une recherche empirique [5], sur l’enclave industrielle appelée « zone Tsalavouta », qui est située sur l’axe de Kifissos, au sein de la municipalité de Peristeri et appartient au secteur industriel d’Eleonas. Après la grande vague d’urbanisation des années 1950, la zone a été intégrée à la zone industrielle d’Athènes aux limites naturelles sud-ouest et nord-ouest de la rivière Kifissos, Eleonas devenant un pôle dynamique d’activité industrielle. Si la mobilité sociale des dernières décennies a conduit à la transformation du quartier ouvrier de l’après-guerre en un quartier plus ou moins petit-bourgeois, et si la tertiarisation s’est massivement imposée au détriment d’un secteur manufacturier auparavant très important, le quartier conserve sa diversité et un foisonnement d’usages différents, certaines unités de production demeurant disséminées dans ce tissu.
Carte 2: l’enclave industrielle appelée « zone Tsalavouta », 2017
Source: terrain, Registre général du commerce (G.E.M.I.)
Dans le contexte de ce type de développement industriel et urbain, l’espace est socialement reproduit par un mélange d’activités diverses et contradictoires, allant des petites et moyennes entreprises à l’artisanat, en passant par les activités informelles et le logement. La mixité dénote une « tolérance », sinon un « mode de vie partagé » entre l’habitat et les usages industriels. Les unités de production et leur mode d’intégration dans l’espace participent de la constitution de la communauté locale et inversement. Les unités productives ne peuvent donc pas faire abstraction de ces caractéristiques socio-spatiales, et ces lieux en question ne seraient pas les mêmes sans le contexte dans lequel ils ont évolué et en fonction duquel ils se renouvellent.
La dynamique de développement se construit sur la base des spécificités économiques, sociales et institutionnelles propres à l’espace géographique. Des systèmes productifs locaux tels que Tsalavouta se sont développés dans des cadres politico-institutionnels façonnés par des réglementations successives, des politiques institutionnalisées et des pratiques adhoc, des choix conjoncturels et des compromis sociaux. Le cadre institutionnel en vigueur [6] définit les conditions de fonctionnement de l’industrie dans la zone pour les installations existantes. Ceci implique généralement le maintien, au moins formel, des unités industrielles pendant toute la durée de vie de l’entreprise (de son propriétaire ou de son activité), mais souvent les licences d’exploitation sont transférées à de nouvelles entreprises de la même branche, ou de branches différentes, et dont l’activité indiquée dans la licence ne coïncide pas avec l’activité réelle. Selon les entrepreneurs des unités de production que nous avons interrogés, il existe une tendance persistante voire relativement acrue à la mobilité parmi les entreprises de la zone à l’heure actuelle.
Bien au contraire, cette complexité des activités productives dans l’espace, dans sa dimension sociale et historique, ne semble pas être tenue pour importante par l’autorité municipale.
Peristeri est le centre commercial à ciel ouvert d’Athènes ; il dispose d’une grande artère commerçante, de centaines de restaurants, d’une accessibilité idéale et est la seule municipalité excentrée à disposer de trois stations de métro. Grâce à la modification du plan général d’urbanisme, d’autres usages ont été introduits, tels que la culture, la santé et l’éducation privées, les hôtels et les loisirs. L’objectif de l’autorité municipale est de revitaliser la zone en modifiant les utilisations du sol qui sont actuellement protégées de manière excessive […] En dehors de quelques établissements industriels, la grande industrie a quitté la zone. Je crois ce changement inéluctable. Je suis personnellement favorable à l’éloignement de l’activité manufacturière et à la transformation de ce secteur en un pôle de start-ups, la zone de Kifissos devenant entièrement dédiée au tertiaire.
Maire de Peristeri |
Souvent, la rhétorique de la restructuration urbaine s’accompagne de tentatives de « vider de substance », de décontextualiser une zone géographique. Cette formulation est révélatrice d’une tentative de réduction du sens et de la valeur créées par l’économie locale. La vision portée par le maire de Peristeri pour la revitalisation urbaine de la zone s’exprime en termes de tertiarisation généralisée, ce qui est aussi éloigné du caractère actuel de la zone que de la réalité du marché local et régional.
Conclusions
L’une des principales conclusions de cette recherche est que la localisation de l’entreprise, c’est-à-dire son emplacement, reste l’un des facteurs clés de l’implantation industrielle, offrant des avantages comparatifs dans les zones urbaines intégrées à un système spatial plus large constitué de marchés du travail locaux, dans lesquels coexistent fournisseurs, représentants, sous-traitants et services auxiliaires en grand nombre. D’une part, l’emplacement central de la zone de Tsalavouta dans le complexe industriel occidental traditionnel d’Athènes continue d’être un facteur attractif pour son accès direct ou sa proximité avec les marchés, et d’autre part le réseau routier facilite les déplacements rapides des entrepreneurs et des travailleurs, tout en réduisant les frais de déplacement. Même pour les grandes installations industrielles, intégrant des stratégies d’entreprise ou adoptant des stratégies décentralisées, la mondialisation n’a pas réduit le besoin de proximité et de réduction des coûts au moyen d’emplacements précis sur la carte industrielle.
La distance s’est révélée beaucoup plus importante au cours de la crise, puisqu’elle induit des coûts. Particulièrement pour les petites et moyennes entreprises, le coût du carburant et l’investissement dans des véhicules de société pour les déplacements des employés ne constitue pas une stratégie accessible. Les entrepreneurs que nous avons interrogés préfèrent investir en fonds de roulement ou dans de l’équipement technologique, plutôt que dans une nouvelle unité située hors l’espace urbain de la région de l’Attique.
Le contexte spatial qui renvoie aux liaisons traditionnelles de la zone avec les lieux de travail produit deux effets identiques dans ces systèmes. L’un concerne la relation qui découle de l’intégration du système dans le tissu urbain. La diversité (urbanisation) favorise la croissance ainsi que la création de nouvelles entreprises (Jacobs 1960 ; Rosenthal Strange 2004), les échanges interpersonnels et intersectoriels, et les économies d’urbanisation découlant de la présence de biens, services et infrastructures publics. La ville elle-même fonctionne comme un vaste système géographique d’économies d’agglomération, mais aussi comme une interconnexion au sein de réseaux divers et de grande ampleur – réseaux physiques, réseaux de communication, réseaux culturels et réseaux énergétiques (Camagni 2001, Scott et Storper 2014).
Le second effet résulte du fonctionnement de la zone en tant que lieu où s’exerce tout un système de pratiques interdépendantes présentant des caractéristiques sociales et institutionnelles (valeurs, règles de comportement implicites, actions d’organismes collectifs publics et privés). L’environnement créé dans la zone par la communauté des personnes impliquées dans le processus de production et les entreprises qui le composent génère des opportunités de valorisation de la créativité, des connaissances produites et de l’innovation socioculturelle (Camagni 1995 ; Belussi & Pilotti 2002 ; Rémy 2000), et est connu pour la coexistence d’un climat de forte concurrence et à la fois de coopération étendue (Becattini & Musotti 2003).
La coopération entre les unités produit une spécialisation diffuse de haut niveau, un savoir-faire local et des techniques créatives. La division du travail est inhérente à l’usine, aux différentes phases et fonctions des entreprises, formant « le marché communautaire » (Dei Ottati 1994, 2017) et s’étendant toujours davantage dans le marché mondial. La flexibilité ne concerne pas seulement la technologie. La zone fonctionne comme un laboratoire autonome dans lequel différentes spécialisations peuvent « satisfaire » la demande finale dans son ensemble. Le client (demande finale) peut changer d’entreprise (relevant d’un même secteur ou de secteurs interdépendants) à différents stades de la production pour obtenir le produit fini. La division du travail qui se développe à toutes les échelles spatiales et la trame qui relie les différents réseaux (producteurs, fournisseurs, clients, représentants commerciaux, sous-traitants) rapportent des bénéfices croissants aux entreprises de la zone. Même les grandes et très grandes entreprises à la production verticalement intégrée bénéficient de services fournis par des entreprises plus petites dans le cadre des activités de la zone (emballage, services d’impression, etc.).
Graphique 2 : Réseaux de production. Trois unités de confection d’habillement
Source: Recherche empirique, O Balaoura
Graphique 3 : Réseaux de distribution locaux et mondiaux de trois unités de confection d’habillement
Source: Recherche empirique, O Balaoura
L’interaction entre les entreprises induit une confiance mutuelle et un cadre commun de valeurs valant pour un secteur, toutes les entreprises se conformant donc aux lois de la zone. En réalité, est appliqué un système de gouvernance interne s’appuyant sur la communauté et façonné par les entreprises. Pour la majorité des entreprises, la zone est une réserve de main-d’œuvre qualifiée en laquelle elles ont confiance et sur laquelle elles préfèrent s’appuyer. Dans cet environnement particulier, le travail se négocie en fonction des compétences des employés et de leur engagement personnel envers les performances de l’entreprise, ce qui implique presque toujours des modalités d’emploi flexibles/informelles. De cette façon, l’efficacité du travail devient à la fois une affaire interne à l’entreprise et une affaire collective pour la zone. Une part intrinsèque du droit en vigueur dans la zone tient en l’ensemble des pratiques informelles qui, surtout durant la crise, ont été exacerbées à mesure que la flexibilité et la précarité ont fait l’objet d’une véritable institutionnalisation. L’informel est présent à la fois dans les relations de travail, avec une dimension très prononcée de genre – au détriment des femmes – et raciale – au détriment les migrants/es -, que dans l’insuffisance des conditions d’hygiène et de sécurité sur les lieux de travail et dans l’inadéquation des infrastructures privées comme publiques dans l’environnement spatial de la zone.
Graphique 4 : Synergies locales entre entreprises. Secteurs de la métallurgie et de fabrication de machines et de biens d’équipement
Source: Recherche empirique, O Balaoura
Cependant, la créativité locale et la flexibilité ne constituent pas une ressource inépuisable pour la survie et la durabilité de ces systèmes, surtout dans des conditions de crises généralisées et de concurrence mondiale. Bien que les entreprises de Tsalavouta aient réalisé une série d’adaptations aux conditions mouvantes de l’environnement entrepreneurial, y compris la modernisation technologique, contrairement au passé, elles connaissent toujours d’importantes limitations, si l’on tient compte des changements constants dans la géographie mondiale de la production et des mutations technologiques. Ce n’est bien sûr pas le cas des grandes et très grandes entreprises de notre échantillon, qui disposent à la fois du capital et de la taille nécessaires à l’adoption des dernières technologies ainsi que d’autres modes de gestion. La technologie et l’innovation ont toujours été des avantages privés, un investissement et une préoccupation entrepreneuriale. En Grèce, on n’a pas assisté à la mise en place de structures institutionnelles à vocation technologique et scientifique susceptibles d’assurer l’augmentation du potentiel de croissance de la production, contrairement à d’autres cas de systèmes de production locaux dans les pays méditerranéens (voir Vazquez Barquero, 1987 ; Courlet et Pecqueur 1992 ; Garofolli 2002), où la politique gouvernementale interagit avec des institutions privées, des universités, des centres de recherche, des mécanismes de financement et autres pour le déveleoppement de projets qui stimulent le marché local.
La mondialisation et particulièrement la crise grecque sont venues renforcer ces carences et imposer de nouveaux obstacles aux unités tentant de s’insérer dans la concurrence mondiale. En dépit de ces évolutions et compte tenu du fait que les investissements technologiques ont lieu en période de croissance économique, un large éventail d’entreprises de la zone ont réussi – surtout pendant la crise – à se développer et à atteindre les marchés mondiaux grâce aux exportations.
De nombreuses entreprises de l’échantillon sont des petites ou très petites entreprises à structure principalement familiale. Cette caractéristique en fait davantage le résultat d’un projet de vie que d’une entreprise économique. Ceci les dote d’une plus grande résilience lors des crises de courte durée, car ces entrepreneurs opposent une résistance plus forte aux difficultés économiques en engageant leurs propres ressources et celles de leurs parents et amis pour surmonter la récession. Pendant la crise grecque, de nombreuses entreprises ont survécu grâce à des ressources privées, en raison de l’accès limité aux prêts bancaires, au crédit et aux financements et aides à la croissance.
Enfin, il convient de remarquer qu’un grand nombre d’enfants d’entrepreneurs sont impliqués dans le processus de production. Des recherches menées au cours des dernières décennies (voir Mingione 1995 ; Maloutas 2007) ont relevé une indifférence généralisée des jeunes membres des familles envers la pérennité de l’entreprise familiale, principalement en raison de la mobilité sociale qui a conduit à l’élévation des niveaux d’éducation et à la possibilité de choisir des professions dans le secteur tertiaire par une grande partie de la population. Contrairement aux conclusions de ces recherches, pendant la crise, et en raison de l’impact de celle-ci sur le chômage et l’insécurité généralisée, on remarque une forte tendance au retour des membres de la jeune génération dans leurs entreprises familiales. Une nouvelle génération hautement qualifiée a ainsi fait son entrée sur le marché du travail et occupe des postes stratégiques dans les entreprises, qu’elle redynamise avec succès, en termes de conception des produits et de savoir-faire technologique et organisationnel.
[1] Ce spectre typologique de modèles de production en Europe du Sud, bien que présentant des caractéristiques communes, n’a pas suivi et ne suit toujours pas des voies de développement communes. Dans les régions où le fordisme n’a jamais été hégémonique, la croissance a été tirée en avant par des groupes d’unités de production industrielles flexibles composées de petites et moyennes entreprises. Après les années 1970, certaines de ces régions d’Europe et d’Amérique sont devenues des symboles de la réussite du « capitalisme flexible à petite échelle », tandis que d’autres, composées de ce que la littérature spécialisée nomme petites et moyennes entreprises « ordinaires », ont été ignorées tant par la théorie économique que par la politique de développement du territoire (pour une description détaillée, V. Amin et Robins 1990 ; Hadjimichalis 2011)
[2] Au cours de l’enquête sur place, nous avons identifié un total de 150 implantations industrielles. La stratification sectorielle montre que la métallurgie représente la majorité des unités. Le textile, l’habillement et les chaussures en cuir en tant que branche et la production de meubles sont fortement représentés, suivis par la production alimentaire et la fabrication de machines et de biens d’équipement. Les secteurs des produits en plastique et des matériaux d’impression occupent une importance particulière
[3] L’analyse à l’échelle régionale comprend le traitement des données du recensement démographique et du recensement de l’emploi d’ELSTAT issus des trois derniers recensements de la population (1991, 2001, 2011)
[4] L’analyse et la cartographie de la dispersion géographique de toutes les unités manufacturières de la région de l’Attique se basent sur un fichier comprenant l’ensemble des données du registre des entreprises du Registre général du commerce (G.E.M.I.) et portent sur la spécialisation sectorielle définie dans la NACE Rev.2 pour les 24 différents secteurs composant l’industrie manufacturière, aux adresses et aux codes postaux des entreprises pour les années 2015-2016
[5] La méthode a consisté en une recherche empirique par le biais d’une cartographie de terrain et d’entretiens avec des entrepreneurs et des employés des unités industrielles ainsi que d’importants informateurs clés de la région (représentants de l’autorité municipale, habitants, membres de la Chambre des métiers, etc.)
[6] Décret présidentiel d’Eleonas (JO 1049/D/1995), Plan général d’urbanisme de la municipalité de Peristeri n.1337/1983, n.2508/1997
[7] Sur les aspects conceptuels de l' »effet de district », voir Becattini et Musotti (2003), Becattini (2004), Dei Ottati (1994), Signorini (2000), Becattini et Dei Ottati (2006), Becattini et al. (2009)
Remerciements
Le texte est basé sur les recherches menées par l’auteure dans le cadre de sa thèse de doctorat (Balaoura, 2018) à l’Università Iuav di Venezia, sous la direction de Paola Viganò et Dina Vaïou. Je tiens à les remercier toutes les deux
Référence de la notice
Balaoura, O. (2022) La géographie de l’activité manufacturière dans l’Athènes de la crise, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/la-manufacture-dans-lathenes-de-la-crise-introduction/ , DOI: 10.17902/20971.107
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
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