Une petite rue de Patissia : mémoires de personnes et de maisons dans la rue Kontou
2022 | Nov
Je suis né dans une maison de la rue Kontou, à Aghios Loucas dans le quartier de Patissia, en l’an de grâce 1940 ap. JC, au mois de septembre.
Les trois décennies que j’y ai vécues et qui furent cruciales dans notre histoire, ont marqué ma vie et ont certainement, et jusqu’à un certain point, façonné mon caractère et ma personnalité.
La rue Kontou était délimitée à l’ouest par le côté droit de la rue Patission et à l’est par les contreforts occidentaux des Tourkovounia (les Damaria comme on les appelait alors).
Elle s’étend aujourd’hui vers l’est jusqu’à la rue Taygetou, où se trouve le complexe scolaire de Grava.
Carte 1: Rue K. Kontou et les rues avoisinantes
Comme il est naturel, les souvenirs de la première décennie, les années 1940, commencent à s’estomper. J’ai le souvenir fragmentaire et confus d’images grises ou noire et blanches, sans aucun montage et de sons comme la harangue du vendeur de yaourt ambulant, la voix du marchand de glaces, mais aussi l’écho rythmé des bottes allemandes d’une section de la Wehrmacht descendant la rue Kontou un après-midi où, debout sur l’un des deux balcons de la façade de notre maison, j’observais le spectacle.
Je me souviens aussi des barricades des journées de décembre, à l’angle des rues Kontou et Drossopoulou, du bruit des balles qui sifflaient, des « attention, attention, le porte-voix vous parle », et de trois soldats anglais, totalement semblables à ceux que nous verrions plus tard dans « Le voyage des comédiens » d’Angelopoulos, qui nous rendirent visite un matin à la recherche d’armes. (« Le zizi de Scobie est plein de nœuds »). Je peux dire que rien de ce qui s’est passé à l’époque ne m’a causé de peur ou de sentiment d’étrangeté, et que je n’y voyais que le quotidien le plus normal et routinier.
Image 1: Dans le jardin de ma maison pendant les années noires de l’occupation
La rue et plus globalement le quartier de Patissia, l’un des meilleurs d’Athènes à cette époque, se distinguaient par leurs pavillons à un ou deux étages, exemples d’architecture de l’entre-deux-guerres avec des influences évidentes des mouvements futuristes, de l’éclectisme épuré, de l’Art Déco et du modernisme européen. Ces maisons remarquables ont rapidement suivi le sort des plus anciennes maisons néoclassiques et ont laissé place aux premiers immeubles de contreprestation du début des années 1950.
Etrangement, jusque dans les années 1940, cette petite rue était asphaltée, contrairement aux rues de terre adjacentes, Galvani et Grigoroviou, mais aussi aux rues, beaucoup plus importantes, de Drossopoulou, Naxou et Pindou, qui se trouvaient également en leur état initial, sans asphalte et pleines de nids de poule, de pierres et de poussière. Raison pour laquelle les voitures y passaient rarement, ce qui donnait aux gosses la liberté de se défouler en jouant à chat perché, à cache-cache, au football, et même de s’affronter au noble sport du lancer de pierres, qui se soldait par des pansements, du sang et des crânes ouverts. Le jeu « des voleurs et des policiers » était également très populaire parmi les garçons, jeu dans lequel les policiers poursuivaient les voleurs, alors que dans le monde réel ils poursuivaient les communistes.
D’autres jeux de l’époque contribuaient à la socialisation des enfants du quartier et au développement de forts liens amicaux entre eux. Les vétérans de ma génération se souviendront certainement de beaucoup de ces jeux « en plein air » aux noms étranges : « Sta-Kaman », « Biz », « Berlina », « Pinakoti-Pinakoti » ou encore « Statues », « Allume-moi la bougie » et des jeux de billes en terre ou des plus coûteuses billes en verre. Les enfants qui avaient des bottes s’amusaient à patauger les jours de pluie dans les flaques de boue qui se remplissaient d’eau, tandis que d’autres jouaient avec les fameux « Hapa-Houpes », petites cartes très populaires représentant les héros du football, ces héros du dimanche qui jouaient « pour le maillot » à l’époque où les terrains n’avaient pas encore de pelouse.
Image 2: Kontou et Patission
En remontant la rue Kontou, où nous pénétrions depuis la rue Patission, je me souviens du premier immeuble d’angle sur la droite, avec la pâtisserie Milano au rez-de-chaussée, puis de deux ou trois imposants bâtiments de deux étages avec de belles façades. Dans l’une d’elles habitait la famille Vintzilaios, célèbre dynastie comptant parmi les premiers grands fleuristes d’Athènes.
Images 3a & 3b: Imposantes maisons à deux étages, aux magnifiques façades
Après avoir traversé la rue Drossopoulou, la deuxième maison sur la droite était celle de mon père, une humble maison de plain-pied typique de l’entre-deux-guerres, qui heureusement existe toujours au milieu des immeubles d’habitation plus récents, grâce à la détermination de ma sœur architecte, comme l’un des rares témoignages d’une époque lointaine et oubliée.
L’une des raisons pour lesquelles mes parents ont choisi cette maison a dû être son emplacement. Dans ce quartier vivaient des gens de la classe moyenne, beaucoup d’intellectuels, d’artistes, d’enseignants et même des entrepreneurs opulents. Mon père était enseignant à l’Académie pédagogique Maraslios, où il fut vice-président du Conseil supérieur de l’enseignement et Directeur général du ministère de l’Education.
Image 4: C’est dans cette maison que je suis né, en 1940
Image 5: La rue Kontou en 1958 sans voitures, et aujourd’hui
Dans les « années de plomb » , la maison voisine à la nôtre, au numéro 16, moderniste, à deux étages et lumineuse, abritait une personnalité sombre de l’histoire grecque. Manteau noir, chapeau noir, voiture noire, âme noire. Nom : Anastasios Tavoularis (1882-1945). Qualité : ministre de la sécurité, bras droit de Walter Schimana, commandant SS, chef de la police allemande et commandant militaire dans notre pays d’octobre 1943 à octobre 1944. Ceux qui s’intéresseraient aux riches activités du voisin en question pendant l’occupation allemande pourront se plonger dans la bibliographie qui s’y rapporte. Après la libération, cette maison a été occupée par la famille Mouyer, connue pour sa production de belles chaussures pour enfants.
Deux maisons plus loin, au numéro 20, vivait ce vieux bonhomme sympathique avec un béret sur la tête et une gabardine délavée, que je me souviens montant la rue à la tombée de la nuit, en rentrant chez lui, avec à la main un petit pot de yaourt pour son frugal repas du soir. C’est la seule image que j’ai gardé du Papadiamantis de la peinture grecque.
De nombreuses années ont passé avant que j’apprenne que Theophrastos Triantaphyllidis (1881-1955), diplômé de l’Ecole supérieure des beaux-arts d’Athènes, élève de G. Iakovidis, après avoir poursuivi ses études à Munich jusqu’en 1910, s’était installé à Paris où, entré en contact avec les courants modernistes de la peinture contemporaine, il avait définitivement abandonné le réalisme académique de l’Ecole de Munich. À son retour à Athènes, il avait fondé avec Konstantinos Maleas, Nikolaos Lytras et d’autres le groupe « Art », qui dès sa première exposition en 1917, avait rompu avec l’establishment artistique de l’époque.
Images 6&7: Theophrastos Triantaphyllidis (1881–1955)
Source: Galerie nationale d’Athènes (http://www.nationalgallery.gr/)
Dans son œuvre, baignée de la lumière diffuse des impressionnistes, on peut discerner les traces et les ombres de la mélancolie de l’expressionnisme grec, ce qui semblera tout à fait naturel à quiconque voudra bien se pencher sur la vie malheureuse et tragique de ce grand peintre si mésestimé. Dans son autobiographie, son grand ami le peintre Périclis Vyzantios, évoque son confrère :
Face à l’église Aghios Loucas se trouve une petite rue qui ne mène nulle part, la rue Kontou. Quelques pas plus loin, la très bruyante rue Patission, avec ses bus et ses trams, disparaît complètement et l’on se retrouve dans l’atmosphère calme de la campagne. Sur le côté droit de la rue, dans un petit jardin où les violettes fleurissent au printemps, un petit homme effacé est assis, le peintre Theophrastos Triantaphyllidis.
(PERICLIS VYZANTIOS : Notes autobiographiques. LA VIE D’UN PEINTRE – FONDATION CULTURELLE DE LA BANQUE NATIONALE DE GRÈCE 1993). |
Au début des années 1950, nous avons assisté avec saisissement, admiration et une petite dose de jalousie à la construction du premier immeuble de « contreprestation » du quartier, à l’angle des rues Kontou et Drossopoulou. Dans l’appartement-terrasse du dernier étage de cet immeuble, de notre ami Alekos, nous avons écouté pour la première fois l’emblématique quarante-cinq tours de « Rock Around The Clock », qui en parallèle avec l’institution du système de la contreprestation a marqué le début d’une nouvelle ère.
Image 8: Angle des rues Kontou et Drossopoulou
À la fin de la décennie, le deuxième immeuble du quartier a été construit en face de la maison de Triantaphyllidis. La célèbre comédienne de théâtre, metteuse en scène, écrivaine, costumière et cheffe de troupe Elli Vozikiadou (1932-2020) y a vécu à une période. Les plus anciens se souviendront de ses interprétations au Théâtre National, de ses collaborations avec le « Théâtre populaire grec » de Manos Katrakis, le Théâtre national de la Grèce du Nord et de la création de son propre théâtre : « THYMELI – ELLI VOZIKIADOU ».
Image 9: Elli Vozikiadou
Source: https://www.naftemporiki.gr/
Toujours dans le monde du théâtre, l’excellente actrice et grande amie Yvonne Maltezou m’a récemment appris avoir elle aussi vécu un temps dans la rue Kontou. Je ne la connaissais pas alors, je l’ai admirée plus tard dans « Le dernier tram » au Théâtre libre, dans le rôle de Katerina aux côtés du Petit Héros – Giorgos Thalassis – et de Spitha, incarné par l’inoubliable Giorgos Sambanis. Lequel Sambanis, de quelques années plus jeune que moi, dont je me souviens jouant avec sa bande dans la rue Drossopoulou.
Image 10: La belle Yvonne
Dans cette rue Drossopoulou, on pouvait également rencontrer Alkis Akylas, à la silhouette vieillie vêtu d’une cape noire, d’un béret et de longs cheveux blancs. Son véritable nom : Achilleas Madras. Pour beaucoup, il était l’ancêtre du cinéma grec. Pour d’autres, il était une figure controversée et très discutée.
Image 11: Achilleas Madras, connu sous le nom d’Alkis Akylas
Source: https://www.timesnews.gr
En poussant notre promenade un peu plus loin, nous atteignons la rue Naxou.
Image 12: Angle des rues Kontou et Naxou
À l’angle de Kontou et Naxou, sur la gauche, il y avait une école primaire. Dans la maison attenante à l’école, rue Naxou, vivait Pantelis, un garçon de mon âge, maigre, grand, aux traits agréables. Nous nous sommes connus en 1952 et devenus amis, puis avons vite découvert la magie du cinéma, étant des habitués du cinéma d’été ELEKTRA de la rue Patission. Dans le même temps, nous avons commencé à écouter de la musique avec passion et à découvrir Elvis, le jazz, le rébétiko, Manos, Mikis, mais aussi Ritsos, Séfèris, Leivaditis, Elytis, et Empeirikos.
Nos études secondaires achevées, j’ai intégré l’Ecole Polytechnique en architecture, tandis que Pantelis Voulgaris, fidèle à son amour pour le grand écran, étudiait à l’école Stavrakos, ce qui s’avéra plus tard justifié lorsqu’en tant que réalisateur il donna une nouvelle impulsion au cinéma grec avec des films aussi aimés du public que Les Fiançailles d’Anna, Les Années de pierre, La Petite Angleterre, La Dernière Note. Des films intègres, droits, sans fioritures ni grandiloquence, toujours centrés sur l’être humain, peut-être influencés par le néoréalisme italien mais aussi par les leçons des grands réalisateurs du bon cinéma américain.
Image 13: 1958 Avec Pantelis Voulgaris après l’école
Récemment, après presque soixante-dix ans d’amitié, en fouillant dans mes archives, j’ai trouvé une vieille interview de Pantelis :
Nous discutions avec mon ami Kostas Guizelis, un architecte, des films de cette époque-là comme Ben-Hur et autres, assis sur les marches de sa maison de la rue Kontou et nous observions ceux qui passaient par là et en faisions une caractérisation approximative, celui-ci c’est un comptable, lui un père de famille etc.
(Extrait d’une interview de PANTELI VOULGARIS dans la revue PROSOPA – Janvier 1986). |
À côté de l’école primaire, en remontant la rue Kontou côté gauche, dans un pavillon avec jardin, vivait un autre de mes grands amis, Yannis Banias (1939-2012), ingénieur civil et homme actif, doté d’un sens de l’humour particulier et d’une éthique rare, un combattant qui a lutté toute sa vie pour les idéaux et le renouveau de la gauche grecque. Il a été secrétaire général du KKE de l’Intérieur de 1982 à 1988, a participé à la fondation du « KKE de l’Intérieur- Gauche rénovatrice », plus tard rebaptisé AKOA, et élu député avec SYRIZA en 2007.
Image 14: Yannis Banias
Juste en face de la maison de Banias, au 30 de la rue Kontou, on voyait souvent une Vespa qui était garée… C’était probablement le premier scooter que j’eus l’occasion de voir à l’époque et il m’impressionnait autant que son propriétaire. Bel homme, raffiné et très bien habillé, Fotis Polymeris (1920-2013), chanteur doté d’une voix de bel canto rare, mais aussi compositeur de nombre de ses chansons, a marqué l’histoire de la chanson dite légère. Avec Gounaris et Maroudas, Danai Stratigopoulou et Vembo, il nous a laissé une foule d’interprétations incomparables de belles chansons de Souyioul, Vellas et Giannidis, pleines d’émotion et de nostalgie.
Image 15: Fotis Polymeris
Source: http://fotispolimeris.gr
Image 16: « Ma petite Vespa, ma copine et moi », 1956
Source: http://fotispolimeris.gr
Fotis Polymeris se souvient :
J’avais acheté la maison avec les économies de mon père et les miennes, dans la rue Kontou, près d’Aghios Loucas, quartier de Patissia. Cette maison était un bâtiment vieux de cinquante ans mais solide, avec un jardin à l’arrière et une belle pièce sur le toit. Avec une entrée, un grand salon et trois chambres à coucher. Après l’avoir rénovée, j’avais dû chanter pendant trois ans pour la rembourser. Ce chef-d’œuvre a été vendu pour mille livres par mon entêté de père.(FOTIS POLYMERIS : la litanie des souvenirs – Editions Agyra). |
Ce sont là quelques-uns des souvenirs de ma vie quotidienne dans une petite rue d’Athènes où j’ai vécu pendant vingt-sept ans. Au sombre mois d’avril 1967, nous avons déménagé dans un appartement, relativement proche, toujours dans le même quartier. Mais une partie de moi est à jamais restée dans mon ancien quartier, sans que je n’oublie jamais mes chers amis d’enfance, ceux que nous avec qui j’ai vécu tant d’années et qui ne sont plus de ce monde.
Référence de la notice
Gizelis, K. (2022) Une petite rue de Patissia : mémoires de personnes et de maisons dans la rue Kontou, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/la-rue-kontou-a-kypseli/ , DOI: 10.17902/20971.105
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- ΠΕΡΙΚΛΗΣ ΒΥΖΑΝΤΙΟΣ: Αυτοβιογραφικές σημειώσεις. Η ΖΩΗ ΕΝΟΣ ΖΩΓΡΑΦΟΥ – ΜΟΡΦΩΤΙΚΟ ΙΔΡΥΜΑ ΕΘΝΙΚΗΣ ΤΡΑΠΕΖΗΣ 1993
- Από συνέντευξη του ΠΑΝΤΕΛΗ ΒΟΥΛΓΑΡΗ στο περιοδικό ΠΡΟΣΩΠΑ-Ιανουάριος 1986
- ΦΩΤΗΣ ΠΟΛΥΜΕΡΗΣ: Των αναμνήσεων η λιτανεία – Εκδόσεις Άγκυρα