Le champ en ville : Agriculture urbaine et réseaux solidaires producteurs-consommateurs dans les quartiers d’Athènes
2015 | Déc
L’agriculture urbaine semble être un oxymore puisqu’elle combine deux mondes disparates, l’urbain et le rural. Et pourtant : d’un point de vue historique, ville et agriculture ont été de tout temps imbriquées. Ce n’est qu’au 20e siècle, notamment après la seconde Guerre mondiale, avec l’industrialisation complète de la production agricole et l’internationalisation des marchés, que cette relation s’est rompue, du point de vue géographique et fonctionnel. Le passage de l’agriculture traditionnelle à ce qu’on appelle l’agriculture productiviste a été si spectaculaire, les rendements des producteurs atteignant des sommets, qu’il a renforcé l’idée que « la ville, c’est la ville, et la campagne, la campagne : elles ne peuvent se rencontrer que dans les allées des supermarchés » (Fox 2011).
L’agriculture urbaine peut être définie brièvement comme la culture de plantes, voire le petit élevage, à l’intérieur du tissu urbain et dans les franges de la ville (FAO 1999). Ce qui différencie l’agriculture urbaine de l’agriculture en champs ouverts est que la première est intégrée et interagit avec le système écologique de la ville et avec l’économie urbaine : elle (ré)utilise des ressources humaines et matérielles, des produits et des services de la ville tandis que sa production vise principalement à la consommation de produits frais par des ménages urbains (Mougeot 2005, Pothukuchi & Kaufman 1999). Bénéficiant déjà d’une longue tradition dans les villes industrielles du monde occidental, l’agriculture urbaine acquiert de nouveaux appuis sociopolitiques dans les années 70, grâce à la dynamique des mouvements sociaux contestant le consumérisme en tant que modèle de valeurs du capitalisme et proposant un modèle alternatif de production et de développement respectant la nature et ses rythmes, les droits des travailleurs, les communautés locales et leurs ressources. La modernisation technologique de l’agriculture et l’internationalisation de l’industrie agro-alimentaire ayant coupé les consommateurs de l’agriculture familiale et des lieux de production, le besoin se fait de plus en plus sentir de retrouver notre relation avec les aliments et la terre, de savoir d’où viennent les produits que nous consommons, comment ils ont été produits, et de redécouvrir les saveurs perdues grâce aux produits locaux et aux semences indigènes.
Il convient de relever ici que la crise financière internationale, avec son inflation à répétition et la volatilité des prix sur les produits alimentaires de base, avec l’augmentation des phénomènes de pauvreté urbaine – y compris dans les métropoles occidentales – a réintroduit dans le discours officiel la question alimentaire dans les villes. L’objectif est de donner un accès régulier à des aliments frais et sains à tous les groupes sociaux dans le cadre de la planification alimentaire des villes et de la justice alimentaire (FAO 2010, Gotlieb & Joshi 2013). Des fameux potagers de New York, Detroit et Vancouver à Berlin, Paris et Lisbonne, on considère que l’agriculture urbaine répond à la crise urbaine généralisée, non seulement en termes de cadre de vie en voie de dégradation, mais aussi en termes de qualité du régime alimentaire de plus en plus mauvais, notamment pour les couches de la population les plus pauvres suite à la crise économique.
La floraison de petits potagers familiaux dans les cours, sur les balcons et les terrasses, et les cultures urbaines collectives initiées par des citoyens actifs et des mouvements urbains dans des espaces ouverts à l’abandon, inutilisés ou autres, exprime précisément la nécessité de (re)localiser les systèmes de production agricole. Ainsi sont mises en évidence les multiples fonctions bienfaisantes de l’agriculture urbaine, comme production propre de nourriture, économies pour le budget familial, verdissement de la ville et gestion environnementale (p. ex. compostage des déchets organiques ménagers, contribution à la réduction des températures en ville), reconstitution du lien social dans les quartiers, hygiène mentale et occasions de se détendre, d’avoir une activité physique, de s’instruire, etc. En d’autres termes, au delà des produits alimentaires, l’agriculture urbaine contribue à produire des avantages publics dans la ville et par conséquent sa valeur ajoutée est bien plus grande que la valeur de ses produits agricoles (Dubbeling et al. 2010), et il convient de lui accorder une place dans la planification des villes (Halweil & Nierenberg 2007).
Nous voyons parallèlement émerger depuis peu en Europe et en Amérique du nord, de nouvelles formes de marché alternatif. Il s’agit de petites chaînes de distribution de produits alimentaires et de réseaux solidaires producteurs-consommateurs fondés sur la confiance réciproque, la justice et la consommation critique, adoptant des critères sociaux vis-à-vis des produits, des stratégies commerciales et des modèles de consommation proposés par les grands réseaux de distribution (Renting et al. 2012). Ces réseaux mettent en contact direct les consommateurs de la ville avec les agriculteurs producteurs et leur culture. Le développement de relations de confiance renforce les petits producteurs, la viabilité des économies locales, la diversité naturelle et culturelle, ainsi que le commerce équitable, au bénéfice non seulement des producteurs (prix équitables, sans intermédiaires) mais aussi des consommateurs de la ville, qui peuvent savourer des produits frais, sains et nourrissants à des prix abordables par rapport aux produits similaires conditionnés sous cellophane du supermarché.
Les relations entre monde urbain et monde rural sont redéfinies grâce aux potagers et champs bios urbains, qu’ils soient individuels, collectifs ou résultant d’un mouvement de citoyens revendiquant leur « droit à la ville », grâce aux paniers de légumes frais distribués par les producteurs aux communautés de consommateurs actifs dans certains quartiers de la ville, par les réseaux « sans intermédiaires », où des fermiers apportent leur production directement dans des espaces ouverts et des points de vente organisés , par les marchés ruraux ouverts, les éco-fêtes et les foires alternatives et solidaires, tous contribuant à faire revivre le quartier, à rétablir le lien social et à améliorer la qualité de vie en ville.
En Grèce, tant l’agriculture urbaine que les réseaux de marché solidaires n’apparaissent et ne s’organisent systématiquement que très tardivement, sous la pression de la récente crise financière et économique, qui affecte de façon dramatique les ménages urbains. L’aggravation de la crise fait se multiplier les potagers urbains municipaux sur tout le territoire grec, ainsi que d’autres collectifs et mouvements de citoyens importants revendiquant l’espace public pour des buts productifs, sociaux et éducatifs en introduisant culture bio, banque de semences, cuisine collective et offre sociale. Parallèlement se multiplient les « paniers de légumes » distribués dans les quartiers de la zone métropolitaine du Grand-Athènes dans le cadre de « l’agriculture soutenue par la communauté », ainsi que d’autres réseaux solidaires producteurs-consommateurs et « mouvements sans intermédiaires », suite à l’écho qu’a trouvé auprès des consommateurs le « mouvement de la pomme de terre » (2012). En tout cas, l’agriculture urbaine à l’intérieur comme en dehors du tissu de la métropole athénienne, et les réseaux de consommateurs et petits producteurs reflètent – au delà de la revendication sociale pour la sécurité alimentaire et l’accès à une nourriture fraîche et nutritive à des prix abordables pour tous les groupes sociaux – la nécessité de reconnecter les habitants avec leur quartier, avec la ville et avec la campagne proche par des processus participatifs et des actions gérées socialement, en donnant du sens à la vision d’une ville viable.
Référence de la notice
Anthopoulou, T. (2015) Le champ en ville : Agriculture urbaine et réseaux solidaires producteurs-consommateurs dans les quartiers d’Athènes, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/le-champ-en-ville/ , DOI: 10.17902/20971.32
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Halweil B και Nierenberg D (2007) Καλλιεργώντας στις πόλεις, στο, Η κατάσταση του κόσμου. Το αστικό μας μέλλον. O’Hara M (επιμ.), Αθήνα: Ευώνυμος Οικολογική Βιβλιοθήκη.
- Bell S, Fox-Kämper R, Keshavarz N, et al. (2016) Urban Allotment Gardens in Europe. 1st ed. New York: Routledge.
- Dubbeling M, Zeeuw H de and Veenhuizen R van (2010) Cities, poverty and food: multi-stakeholder policy and planning in urban agriculture. 1st ed. Warwickshire UK: Practical Action Publishing. Available from: http://www.ruaf.org/sites/default/files/PDFCitiesPovertyFood.pdf.
- FAO Economic (1999) Issues in Urban Agriculture. Available from: http://www.fao.org/ag/magazine /9901sp2.htm.
- FAO Economic (2010) Fighting Poverty and Hunger-What role for urban agriculture? Economic and Social Development Department of the Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO).
- Fox T (2011) Urban Farming: Sustainable city living in your backyard, in your community, and in the world. Calvert J and Deputato A (eds), Irvine, California: Hobby Farm Press.
- Gotlieb R and Joshi A (2013) Food Justice. 1st ed. Massachusetts: The MIT Press.
- Lohrberg F, Lička L, Scazzosi L, et al. (2015) Urban Agriculture Europe. 1st ed. Lohrberg F, Lička L, Timpe A, et al. (eds), Berlin: Jovis.
- Mougeot LJA (2010) Agropolis:‘ The Social, Political and Environmental Dimensions of Urban Agriculture’. 1st ed. Mougeot LJA (ed.), London: Earthscan Ltd, IRDC Canada.
- Nikolaidou S (2014) Emerging forms of Urban Gardening in Geneva. Basel: Short Term Scientific Mission Report. Basel.
- Pothukuchi K and Kaufman JL (1999) Placing the food system on the urban agenda: The role of municipal institutions in food systems planning. Agriculture and Human Values 16(2): 213–224.
- Renting H, Schermer M and Rossi A (2012) Building Food Democracy : Exploring Civic Food Networks and Newly Emerging Forms of Food Citizenship. International Journal of Sociology of Agriculture and Food 19(3): 289–307.
- Smit J, Ratta A and Nasr J (1996) Urban Agriculture: Food, Jobs and Sustainable Cities. UNDP – United Nations Development Program, New York: UNDP United Nations Publication.
Informations sur l’agriculture urbaine, la sécurité alimentaire et la planification agroalimentaire des villes:
Informations sur les potagers urbains en Europe (activités dans le cadre du programme COST):
- Nikolaidou, S. (2014) Emerging forms of Urban Gardening in Geneva. Basel: Short Term Scientific Mission Report, COST Action TU1201 Urban Allotment Gardens. www.urbanallotments.eu/fileadmin/uag/media/STSM/STSMReport_SN.pdf
- Lohrberg, F., Licka., L, Scazzosi, L. and Timpe, A. (eds) (2015) Urban Agriculture Europe. Berlin: Editions Jovis.
- Bell, S., Fox-Kamper, R., Keshavarz, N., Benson, M., Caputo, S., Noori, S. and Voight, A. (eds) (2016) Urban Allotment Gardens in Europe. UK: Routlegde.