L’éducation dans la Grèce de l’après-guerre
2015 | Déc
Dans l’histoire de l’éducation grecque, on fait souvent état de particularismes que l’on attribue à des originalités de la société grecque. L’une de ces particularités les plus connues est, dans la littérature sur le sujet, la sélection sociale beaucoup moins forte qu’exerce le système scolaire par rapport aux autres pays européens (Τσουκαλάς 1977 et Tsoukalas 1981). Il existe effectivement une différence statistique très marquée.
Les recherches aux USA et en Europe, à l’origine de la spécialisation Sociologie de l’éducation, ont montré dans les années 1950 et 1960 que le système éducatif reproduit fidèlement une inégalité sociale. Les résultats scolaires dépendent de l’origine sociale, ce qui a pour conséquence que les taux de participation des couches populaires à l’éducation supérieure sont très bas (Bourdieu, Passeron 1964, Coleman 1966).
En Grèce, depuis 1950 et jusqu’à la fin des années 70, au contraire des autres pays, plus de 40% des étudiants de l’enseignement supérieur proviennent des deux couches populaires de base, avec près de 25% issus de familles paysannes. Parallèlement la demande de formation supérieure est depuis plusieurs décennies élevée, avec une tendance continue à l’augmentation. Le phénomène a été interprété en référence à une tendance particulière « vers l’éducation » qui caractérise la société grecque, tandis que la présence fortement plus élevée en pourcentage de jeunes des classes populaires, notamment d’origine paysanne, dans les universités, était citée comme un exemple de composition plus « démocratique » de l’éducation supérieure.
Une lecture différente de l’histoire de l’éducation fait ressortir que le phénomène est lié avant tout à la marche particulièrement longue et difficile du pays pour construire une société démocratique et le système éducatif démocratique qui lui correspond.
Le principe démocratique fondamental du droit de tous les citoyens à l’éducation apparaît très tôt, dès les premières années de l’État hellénique. Comme partout ailleurs toutefois, pendant près d’un siècle, la société exclut de l’éducation « la classe inférieure » et la gent féminine. L’institution de l’éducation universelle, du droit de tous les citoyens en âge de scolarité à l’éducation obligatoire apparaît également très tôt, comme préalable au développement économique et à la maturation politique, puisque la lutte contre l’illettrisme contribue à moderniser le monde du travail et prépare à exercer les droits du citoyen. Plusieurs décennies de guerre toutefois (de 1912 à 1922 et de 1940 à 1949), de problèmes économiques gigantesques et de troubles sociaux retarderont pour très longtemps l’accès universel à l’éducation.
La Grèce des années 50 est dans une large mesure une société illettrée. D’après le recensement de 1961, sur les quelque sept millions de citoyens de plus de 10 ans, seuls 1,9% ont un diplôme universitaire et 7,5% le baccalauréat du collège en six ans. Cela signifie que moins de 10% de la population totale (3,8% de la population féminine) a reçu une formation. Le certificat de l’école primaire « obligatoire » de six ans n’est obtenu que par 43,4% de la population. L’autre moitié de la population du pays de plus de 10 ans est plus ou moins illettrée, puisque 47% de la population font partie de la catégorie «N’a pas terminé l’école primaire», dont un tiers pour la catégorie « illettré ».
Source : Recensement 1961, Office national hellénique de la statistique, Traitement par échantillons, t. ΙΙ: Éducation.
Au delà de l’image sombre des chiffres, la qualité de l’instruction fournie dans les années 50 se résume à de nombreuses heures d’enseignement consacrées dans le secondaire aux langues mortes (grec ancien et latin) et à l’endoctrinement idéologique des jeunes générations à tous les degrés. La société vivait à l’ombre de la « grande peur » de la guerre civile. Le pouvoir, fragile car sans légitimité aux yeux des citoyens, confie à l’école pour unique mission la défense quasi policière de l’acquis social. Les autorités considèrent les valeurs démocratiques, la liberté de la presse et la liberté de pensée comme dangereuses du point de vue social, tout en attribuant à la langue démotique des vertus dissidentes et à ses défenseurs des desseins antinationaux (Δημαράς 1974).
La situation de l’éducation restera très négative, encore une fois pour des raisons politiques. Les années 60 voient s’ouvrir une nouvelle période. La société vient à peine de trouver un équilibre du point de vue économique, et l’on commence à entrevoir la perspective de l’entrée dans le Marché Commun. La misère de l’« éducation nationale » va se retrouver une nouvelle fois au centre de la lutte sociale. La réforme de 1964 sera adoptée après une violente polémique au Parlement et dans toute la société. Elle va introduire la langue démotique comme langue pour l’ensemble de l’école, porter l’instruction obligatoire à neuf ans et tenter de rationaliser les programmes. Trois ans plus tard, l’une des premières interventions législatives de la junte des colonels dans l’éducation sera en août 1967 d’abroger cette réforme.
Lorsque la démocratie est rétablie en 1974, l’éducation se trouve dans un état que la littérature spécialisée qualifie de retard d’un siècle environ. D’après le recensement de 1981, l’analphabétisme (pour les citoyens de plus de 14 ans) touche 22,2% de la population, 14,6 des hommes et 29,1 des femmes. Il est très fréquent que l’on abandonne prématurément l’école secondaire ; si bien que 60% environ de la population totale entre sur le marché du travail avec pour seul bagage le brevet de l’école primaire en six ans. La formation technique et professionnelle est quasi inexistante, tandis que la formation universitaire est encore plus inégalitaire pour ce qui est de l’accès en fonction du genre : le pourcentage des femmes dans l’éducation supérieure est de 25% en 1961, 30,4% en 1971 et 40% en 1981.
Des changements importants et particulièrement rapides vont au cours des années 80 faire de la Grèce une société instruite. Dans un laps de temps très bref pour de tels changements, dès le début de la décennie suivante, l’instruction obligatoire en neuf ans se généralise, la population scolaire des lycées double tandis que l’accès aux études supérieures est multiplié par quatre, et l’inégalité des sexes face à l’accès à tous les niveaux disparaît.
Durant cette même décennie, marquée par des changements spectaculaires en termes de chiffres, la composition sociale des étudiants de l’éducation supérieure et universitaire change et se rapproche de celle du reste de l’Europe. Dès lors les statistiques nationales ne présentent plus de particularités quant à l’origine sociale des étudiants et étudiantes. Les résultats scolaires et l’accès à l’instruction supérieure apparaissent dès ce moment-là, comme partout ailleurs dans le monde occidental, liés à l’origine sociale.
La lecture ci-dessus de l’histoire de l’éducation fait ressortir d’autres causes à la composition sociale plus démocratique de l’éducation grecque. La sélection sociale beaucoup plus faible par rapport à d’autres pays exercée par le système éducatif est due au retard important du pays pour adapter le système éducatif aux besoins de la société. Les réformes de l’éducation, qui à maintes reprises ont visé à créer un système éducatif moderne, ont échoué sur le plan politique et l’école fonctionnelle et démocratique est sapée pour des décennies.
C’est le rythme lent dans la lutte contre l’analphabétisme et les pourcentages élevés d’abandon scolaire qui ont été la cause principale de la présence dans l’éducation supérieure du pourcentage si élevé comparativement d’étudiants issus des milieux ouvriers et paysans. C’est le très petit nombre de citoyens qui dans les années après 1950 ont terminé les six années de l’enseignement secondaire qui a permis, via une « supersélection », l’accès à l’éducation universitaire à des fils de familles des classes populaires. Ce phénomène avait également une dimension liée au sexe, qui s’observe aussi au niveau international : lorsque l’inégalité liée au sexe est élevée en matière d’accès à l’éducation, la présence au degré supérieur d’un nombre plus faible de femmes issues des classes moyennes et supérieures permet un accès plus élevé des hommes des classes inférieures. Et comme nous l’avons vu, les femmes représentaient seulement 25% de la population étudiante en 1961, et elles n’étaient que 40% encore en 1981.
Si on laisse de côté les moyennes nationales, on constate que le système éducatif grec a toujours exercé une sélection sociale au travers de la hiérarchie des établissements de formation et de la valeur des diplômes. Les diplômes les plus élevés étaient ceux qui avaient une valeur économique et symbolique élevée, par exemple l’École polytechnique Metsovio ou la Faculté de médecine de l’université d’Athènes, ont toujours eu des pourcentages beaucoup plus faibles d’étudiants issus des classes populaires. Autrement dit, lorsque dans les années 50, la moyenne des étudiants d’origine paysanne était de 25% de la population étudiante totale, ce pourcentage n’était que de 6% à l’École polytechnique, tandis qu’à l’autre extrémité de la hiérarchie des établissements, il atteignait 40% des étudiants à l’université Panteion.
Il existe un dernier paramètre de ce phénomène qui est dû aux grandes lacunes du système éducatif pour répondre à son rôle jusque dans les années 80. Selon une étude de l’OCDE dans les années 60, les titulaires d’un diplôme d’études supérieures parmi les fonctionnaires dans tous les services et à tous les niveaux représentaient en Grèce 40% du total de la fonction publique, alors qu’en France par exemple, ce chiffre n’était que de 5% (Madison et al. 1966, 86). Les diplômes universitaires jouaient dans la société grecque le rôle qu’avaient dans d’autres pays les personnes avec un diplôme secondaire ou technique, ce qui n’existait pas en Grèce.
Référence de la notice
Frangoudaki, A. (2015) L’éducation dans la Grèce de l’après-guerre, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/leducation-dans-lapres-guerre/ , DOI: 10.17902/20971.25
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Δημαράς Α (1974) Η μεταρρύθμιση που δεν έγινε. Τεκμήρια ιστορίας 1895–1967). 1η έκδ. Αγγέλου Ά (επιμ.), Αθήνα: Ερμής.
- Τσουκαλάς Κ (1977) Εξάρτηση και αναπαραγωγή. Ο κοινωνικός ρόλος των εκπαιδευτικών μηχανισμών στην Ελλάδα, 1830–1922. 1η έκδ. Πετροπούλου Ι και Τσουκαλάς Κ (επιμ.), Αθήνα: Θεμέλιο.
- Bourdieu P and Passeron J-C (1964) Les héritiers: les étudiants et la culture. Paris: Les éditions de Minuit.
- Coleman JS (1966) Equality of educational opportunity. Washington DC: U.S. Government Printing Office.
- Maddison A, Stavrianopoulos A and Higgins B (1966) Assistance technique et développement de la Grèce. 1st ed. Paris: OCDE.
- Tsoukalas K (1981) Some aspects of ‘over-education’ in Modern Greece, Journal of the Hellenic Diaspora. Journal of the Hellenic Diaspora VIII(1–2): 109–121.