Maisons de tolér(ésist)ance
2017 | Mai
Le patron sur lequel on coud à chaque fois la chemise de la métropole moderne résulte d’une dialectique entre ordre et désordre, rythme et irrégularité, normalité et exception, et en tout cas certainement d’une dialectique entre lois générales et processus locaux d’utilisation de l’espace (Stavridis, 2006).
Il y a au centre de la métropole d’Athènes des rues pleines de vie, des rues illuminées par la fantasmagorie commerciale, des espaces publics bruyants et rituels (Pettas, 2017), des rues pour les promenades du matin et du soir. Mais dans la discontinuité spatiotemporelle de la ville moderne, toutes les rues ne sont pas fréquentées par tout le monde. En effet, il y a également d’autres rues, qui sont de véritables enclaves abritant une exception particulière et informelle. Des rues plus « curieuses », plus suspectes, des ruelles abandonnées et crasseuses, éclairées la nuit par de petites lumières à l’entrée des maisons. Ce sont les rues des maisons de tolérance d’Athènes.
Comme l’espace n’existe pas avant d’être habité, mais s’articule sur un système de distinctions et de relations, ces rues sécrètent incontestablement une autre conception de l’expérience sociale, qui, surtout la nuit, n’est pas« accessible » à tous les sujets. Dès lors s’agit-il ici clairement d’une « interdiction informelle » par le biais d’une médiation interne – et pas seulement – de cette expérience en raison de la particularité qui résulte des multiples dangers de ces enclaves ? Il est certain que dans les rues des maisons closes, parmi les ombres qui vont et viennent soir et matin à la recherche de « quelque chose à leur goût » ou pour la « virée » traditionnelle, tout le monde n’a pas sa place. Ici les protocoles locaux sont à usage limité.
Même si l’espace n’est pas ici, à tout point de vue, le plus approprié pour dresser une généalogie de l’histoire des maisons closes dans la capitale athénienne – il s’agit bien sûr d’un phénomène qui existait déjà dans la Grèce antique, et ce, qui plus est, avec un caractère public / étatique (voir, par exemple https://en.wikipedia.org/wiki/Prostitution_in_ancient_Greece et https://en.wikipedia.org/wiki/Prostitution_in_ancient_Rome).
L’un des facteurs les plus décisifs pour l’enfermement de la prostitution dans des espaces précis a été, à partir de la fondation de l’État grec, ce que l’on appelle le contrôle de la santé publique (Korasidou, 2002). En effet, dans les directives régulières du ministère de l’Intérieur au milieu du 19e siècle, dans les circulaires de police ainsi que dans les lois ultérieures, on voit très clairement l’effort de l’État pour veiller à la santé publique et plus précisément, pour s’opposer à la propagation des maladies vénériennes, mortelles à l’époque, qui de façon compréhensible et effective, étaient liées à la prostitution. La prostitution est reconnue comme profession conformément à la « Directive sur les filles publiques et les maisons de tolérance » du ministère de l’Intérieur de 1834 (Korasidou, 2002:125). La licence était alors accordée par la police. Depuis cette époque-là, toutes les directives règlementaires qui encadrent cette patente, mais surtout les lois (la plus importante étant la loi 3032/1922 « Mesures pour lutter contre les maladies vénériennes, mesures concernant les femmes dépravées » qui réglait les conditions de fonctionnement des maisons closes) ont pour principal souci de contrôler la prostitution non seulement pour limiter les risques de maladies vénériennes, la santé faisant office de prétexte officiel, mais aussi pour mettre un terme à la « dégradation des mœurs » que provoque la présence des prostituées dans les quartiers et dans les rues, et surtout, pour contrôler le non-conformisme (Korasidou, 2002 et Tzanaki, 2016). En légalisant la prostitution et en confinant les prostituées en des lieux et des quartiers précis pour les contrôler de manière plus efficace, l’État grec ne fait rien de plus que de suivre les pratiques d’autres pays européens de l’époque, comme la France par exemple. La prostitution est acceptable, il suffit de la contrôler (Korasidou, 2002).
Carte 1: Répartition spatiale des maisons de tolérance
Les maisons closes dans l’Athènes actuelle, sous leur forme « traditionnelle », se trouvent à proximité de la place Omonia et on peut les cartographier principalement dans deux grandes zones rectangulaires. La première zone, la plus grande, est délimitée par les rues Tritis-Septemvriou, Aghiou Meletiou, Liosion et Ioulianou. À l’intérieur de cette zone, la densité la plus élevée de maisons closes se trouve dans un quartier délimité par les rues Heyden, Aristotelous, Pheron et Acharnon, formant un quadrilatère à l’intérieur duquel la rue Phylis connaît la concentration la plus élevée, et ce depuis des années. Le quartier de la rue Phylis demeure en quelque sorte le Troumba d’Athènes (photos 1-6) [1]. La deuxième zone, dans le quartier de Metaxourgio, est délimitée par les rues Pireos, Plateon, Megalou Alexandrou et Delighiorghi, la rue Iasonos jouant ici un rôle équivalent à celui de la rue Phylis (photos 7-12).
Photos 1-6: Zone de la rue Phylis
La composition sociale de la clientèle dans la zone de Metaxourgio a changé ces dernières années. Non seulement parce que le quartier est habité principalement par des migrants(Μπαλαμπανίδης, Πολύζου, 2015) – le même phénomène se produit d’ailleurs aussi dans la zone de la rue Phylis malgré son passé moyen-bourgeois – mais aussi parce que la grande majorité des maisons closes de Metaxourgio accueillent des migrants à la différence de celles du quartier de la rue Phylis. L’une des raisons pour lesquelles les prix des services dans les maisons closes de la zone de la rue Phylis sont deux fois supérieurs à ceux pratiqués à Metaxourgio, outre les efforts pour en maintenir l’« attrait », est que lorsque les migrants ne sont pas exclus pour des raisons racistes, ils le deviennent pour des raisons financières, à partir du moment où il existe ailleurs une offre à moitié prix et à une distance d’un kilomètre à peine [2].
Photos 7-12: Zone du Metaxourgio
La majorité des maisons de tolérance se trouvent dans de vieilles maisons néoclassiques presque en ruines (en particulier à Metaxourgio), dans des rez-de-chaussée aménagés de maisons individuelles (notamment dans la zone de la rue Phylis), dans des sous-sols, et très souvent un même bâtiment abrite deux maisons closes. Lorsqu’elles sont ouvertes, elles sont indiquées par une petite lampe allumée au-dessus de la porte d’entrée, qui dans le passé était exclusivement rouge (photo 13). D’où le titre du film plusieurs fois primé Ta kokkina phanaria (Les Lanternes rouges), un film qui décrit la vie misérable des prostituées de Troumba au Pirée. C’est dans ces bâtiments que se trouvent des maisons closes « traditionnelles ». Mais désormais, exactement dans les mêmes zones, comme par exemple rue Konstantinoupoleos, de la gare de Larissa jusqu’à la rue Iera Odos, mais aussi dans d’autres quartiers, comme la rue Vrilissou en lisière du Polygono, la rue Fratzi au Votaniko ou le boulevard Syngrou, on trouve en abondance un nouveau genre de maisons de tolérance, les Studios (photos 14-16). Dans ce cas, l’enseigne mentionne habituellement Studio avec un numéro, en général le numéro de la rue. Les pratiques sont exactement les mêmes que dans une maison close « traditionnelle », sauf qu’il n’y a pas ici de phénomène de masse et qu’il y a une différence nette en ce qui concerne l’hygiène et le confort associés à la rencontre. Les prix sont trois à cinq fois plus élevés que dans la « simple » maison close, et bien sûr, par là même, les migrants en sont exclus. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette forme de maison close a fait son apparition au moment où ces quartiers ont commencé à connaître de très fortes concentrations de migrants, répondant ainsi à une sorte de « demande du marché » pour des « services de meilleure qualité » [3].
Photos 13-16: Un nouveau genre de maisons de tolérance, les Studios
En l’occurrence, contrairement au schéma de Bauman qui qualifie la postmodernité de « modernité fluide » (Bauman, 2000:8), la postmodernité cesse d’être fluide puisqu’elle modifie les schémas existants en conservant le même cadre. Ici, les reliques de la modernité sont seulement solidifiées dans des lieux où de nouvelles normalités remplacent les anciennes. Ainsi, quand nous mentionnons les maisons closes, nous entendons également par là les studios.
Les maisons closes donc, les bordels comme on les appelle trivialement, mot provenant du français borde qui signifiait « cabanon, métairie » qui a abouti à l’italien bordello/bordel désignant initialement une cabane à l’extérieur de l’agglomération où vivait une prostituée (Petropoulos, 1991), malgré les tentatives de gentrification de ces quartiers et malgré les formes illégales d’utilisation des logements [4],
s’y maintiennent depuis des années, toutes semblables, immuables et identiques comme le décrit dans son poème Parallélismes Nikos Kavvadias. Le poète, quand il veut exprimer les similitudes qu’il a vues au cours de ses voyages, entre les « maisons des femmes communes, perdues », les « écoles toutes blanches mais funèbres des quartiers ouest » et les « proues sales et obscures » des cargos, écrira qu’« il y manque le mouvement, le confort et la joie ». La même humidité à l’intérieur, les mêmes ruines dedans et dehors.
Que pourrait toutefois symboliser la maison close dans cette mythologisation postmoderne de la différenciation et de l’éphémère, dans cette idéologie de la fin de la mémoire, dans une culture sociale qui favorise les « produits prêts à l’emploi à usage immédiat » et la « satisfaction momentanée qui n’exige aucun effort » ? (Bauman, 2006:29). Quel genre de certificats de mémoire pourraient donner ces reliques d’une ville dont les règles, les rythmes et les tropismes ont changé y compris en ce qui concerne la recherche d’une compagnie érotique tarifée ? Que nous ont légué ces non-lieux (Auge, 1995), ces lieux inconcevables ou selon Foucault, ces « hétérotopies extrêmes » du tissu urbain ? (Foucault, 2012:269). Parce que ce rapport érotique tarifé bon marché et impersonnel peut léguer un patrimoine pour l’avenir. N’est-ce donc pas une trace, un vestige que ce grincement de la vieille porte vermoulue qui s’ouvre sur la chambre ? Dans quelle mesure aujourd’hui ces « évolutions » du rapport érotique tarifé sont susceptibles de laisser derrière elles de telles traces ? Et si les mots ne sont pas seulement des émanations de la réalité, mais transmettent des images de cette réalité, par quels autres mots pourrait-on décrire à l’avenir les « virées » légendaires des années de jeunesse dans les rues aux maisons closes ? Que reste-t-il d’un rapport érotique dans un hôtel impersonnel, que peut-il donc bien rester d’un « rapport » érotique via Internet (cyber sex) ? Comment nous imaginer Paris au 19e siècle sans les «virées » bruyantes de Guy de Maupassant ? Alexis Damianos pourrait-il aujourd’hui tourner le film Evdokia avec une call girl dans le rôle du personnage principal ?
Les maisons closes sont surtout cela, des images héritées de la modernité, là où l’universalité voisine avec la normalité, non pas nécessairement toutefois mais par similitude. Le côté paradoxal de cette situation est que dans l’effroi métropolitain de la mythologie de l’événement et de l’exception comme règle, la maison close continue de servir la tradition d’un processus dont découle la normalité avec toutefois le caractère parallèle de l’inconvenant. D’ailleurs les hétérotopies ne sont-elles pas toutes des espaces de l’inconvenant, puisqu’elles sortent de l’ordre du temps et de l’espace, où se cristallise de nouvelles expériences hétérotopiques et un nouvel agencement des rapports ? Les maisons closes, en tant qu’hétérotopies, sont des lieux chargés du caractère provisoire de leur occupation, ce sont des espaces où les règles, bien que connues, ne sont pas écrites. Ces règles sont orales. Et cela est peut-être un élément « prémoderne » qui survit dans le fonctionnement de la maison close, avec lui. La maison close joue le double rôle de préserver une normalité tout en préservant une familiarité liée au passé. Il s’agit d’une tradition qui n’est pas liée nécessairement à la réutilisation de l’espace, mais à la sécurité de la normalité, de la possibilité immédiate de choisir et à l’assurance de la visibilité.
Il se peut toutefois en définitive que ce qui résiste au temps n’est pas la maison close, mais tous ceux qui recherchent en ces lieux du désir des formes de « liberté » qui sont déjà dans le passé constituées en tant que familiarités paradoxales ou normalités inconvenantes. Tout simplement pour voir provisoirement leur visage dans un miroir sur le seuil où se croisent le moment inconvenant de l’attente au « salon » – et peut-être ensuite également dans la chambre – et l’illusion familière d’une « toute-puissance du choix », fût-elle localisée.
Et cette résistance au temps est peut-être précisément liée à ce paradoxe. Avec le non-sens de l’attente que, abstraction faite des circonstances ci-dessus, dans cette hétérotopie extrême, le lieu des partenaires s’identifiera avec le lieu d’un désir de la part de l’autre. Et dans ce cas, l’hétérotopie valide son caractère provisoire en tant que transfert éventuel d’une utopie qui n’est plus tellement impossible.
[1] Troumba est un quartier du port du Pirée où au début du 20e siècle fonctionnaient de nombreuses maisons closes et de nombreux cabarets. En 1967, le maire du Pirée Aristidis Skylitsis procédera à un « nettoyage » et les fermera, en expulsant en même temps les prostituées, ce qui marquera la fin de la réputation de quartier malfamé de Troumba, qui est resté toutefois dans la mémoire collective un lieu mythique.
[2] Ces manifestations tragiques de racisme acquièrent des dimensions affligeantes puisque des hommes sont exclus dès leur entrée dans des maisons closes non pas en raison de leur nationalité, mais en raison de la couleur de leur peau. Il y a eu des cas où tout cela a dépassé les bornes du ridicule quand des personnes au teint foncé, Grecs ou étrangers, « ont été forcées » de parler, c’est-à-dire de prononcer quelques mots en grec pour être acceptées ou non.
[3] Sans que cela signifie que la prostitution est apparue avec le développement des rapports de production capitalistes, il est incontestable que le « produit érotique » dans le cadre de rapports où toute chose, biens et hommes, a et doit avoir une valeur d’échange, s’est complètement transformé. On sait que depuis des années, ce « produit » fait partie de la liste des activités les plus lucratives, et surtout des plus illégales, l’exemple le plus significatif en étant le Sex Trafficking.
[4] Il suffit de lire l’article 4 de la loi 2734/1999 qui régit aujourd’hui les conditions d’exploitation des maisons de tolérance et de passer dans l’une des rues citées pour constater, sans que le doute soit permis, l’illégalité du régime de fonctionnement de quasiment toutes les maisons closes.
Référence de la notice
Andriopoulos, T. (2017) Maisons de tolér(ésist)ance, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/maisons-de-toleresistance/ , DOI: 10.17902/20971.71
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Bauman Z (2006) Ρευστή αγάπη. Για την ευθραυστότητα των ανθρώπινων δεσμών. Καράμπελας Γ και Ζουμπουλάκης Σ (επιμ.), Αθήνα: Εστία.
- Foucault M (2012) Ετεροτοπίες και άλλα κείμενα. Μπέτζελος Τ (επιμ.), Αθήνα: Πλέθρον.
- Κορασίδου Μ (2002) Όταν η αρρώστια απειλεί. Επιτήρηση και έλεγχος της υγείας του πληθυσμού στην Ελλάδα του 19ου αιώνα. Αθήνα: Τυπωθήτω.
- Μπαλαμπανίδης Δ, Πολύζου Ι (2015) Αναχαιτίζοντας τάσεις εγκατάλειψης του αθηναϊκού κέντρου: η παρουσία των μεταναστών στην κατοικία και στις επιχειρηματικές δραστηριότητες.Στο: Μαλούτας Θ και Σπυρέλλης ΣΝ (επιμ.), Κοινωνικός Άτλαντας της Αθήνας. Ηλεκτρονική συλλογή κειμένων και εποπτικού υλικού, Αθήνα. Available from: http://www.athenssocialatlas.gr/μετανάστες-κατοικία-και-επιχειρήσει/.
- Πετρόπουλος Η (2010) Το μπουρδέλο. Αθήνα: Νεφέλη.
- Πέττας Δ (2017) Η παραγωγή του χώρου σε συνθήκες σύγκρουσης. Στο: Μαλούτας Θ και Σπυρέλλης ΣΝ (επιμ.), Κοινωνικός Άτλαντας της Αθήνας. Ηλεκτρονική συλλογή κειμένων και εποπτικού υλικού, Αθήνα. Available from: http://www.athenssocialatlas.gr/άρθρο/χώρος-σε-συνθήκες-σύγκρουσης/.
- Τζανάκη Δ (2016) Ιστορία της [μη] κανονικότητας. Πάπαρη Κ (επιμ.), Αθήνα: Ασίνη.
- Augé M (1995) Non places. Introduction to an Anthropology of Supermoderity. Howe J (ed.), London, New York: Verso.
- Bauman Z (2000) Liquid modernity. 1st ed. Cambridge: Polity Press.
- Brillembourg AJ and Klumpner H (2014) Reactivate Athens / 101 Ideas. Final research report for the Onassis Cultural Foundation (limited distribution). Zurich.