L’accès à la propriété via le prêt hypothécaire entre 1990 et 2013 : Mobilité résidentielle des bénéficiaires de prêts dans les banlieues et refus de prêt au centre d’Athènes
2015 | Déc
Le présent article étudie les mutations du système grec de logement des années 90 à la crise de 2008, en se focalisant sur l’interconnexion entre le logement et le système de crédit par prêt hypothécaire [1]. La documentation principale s’appuie sur des données fournies par le Service Analyse du marché immobilier de la Banque de Grèce et sur des entretiens plus ou moins dirigés avec des employés de banques et des clients.
Dans la ville grecque, le logement fonctionnait traditionnellement comme ascenseur de la mobilité sociale, transformant de larges couches populaires en classes moyennes (Burgel 2002). La contreprestation (antiparochi) – espèce de consortium entre le propriétaire d’un terrain et un entrepreneur qui se partagent le produit final selon la valeur marchande estimée de l’investissement de chacun d’eux – et la construction sans permis ont été les deux systèmes principaux et complémentaires de production de logement, qui fonctionnaient grâce à l’épargne familiale, en contournant dans une large mesure le système de financement à crédit. Nonobstant la domination progressive des mécanismes du marché à partir des années 70, ces systèmes ont conduit à une ségrégation limitée par le logement, en créant un continuum socio-spatial dans l’espace urbain sans phénomènes extrêmes de ségrégation sociale (Μαλούτας 2009). Jusque dans les années 90, le morcellement de la propriété et le contrôle très lâche sur la terre et la construction ont garanti la dispersion géographique et sociale des revenus fonciers, c’est-à-dire la répartition du profit, de façon inégale certes, mais sans exclusive, entre toutes les personnes impliquées dans la construction – propriétaires fonciers, entrepreneurs, acheteurs / occupants (Βαΐου et al 2004). Le logement a ainsi rempli, dans le cadre de l’économie familiale, de multiples fonctions, comme assurer un logement à des membres de la famille élargie, abriter une activité professionnelle pour quantité de travailleurs non spécialisés, tout en représentant une stratégie d’investissement « sûre », un revenu complémentaire grâce aux loyers ou une intégration / installation réelle et symbolique dans l’espace urbain.
Après l’intégration du pays dans la zone euro en 2001 et la libéralisation complète du crédit à la consommation en 2003, le prêt bancaire constitue pour les ménages le principal mode d’accès au logement, avec une augmentation extrêmement élevée, surtout entre 2002 et 2007 (Σαπουντζόγλου et al 2010). Le développement du prêt bancaire a donné aux consommateurs un pouvoir d’achat évident, beaucoup plus grand que celui qu’ils avaient traditionnellement par l’épargne familiale, qu’ils ont investie dans le logement. Finalement, cette offre élevée de prêts, en alimentant le pouvoir d’achat, a gonflé « artificiellement » la demande sur le marché du logement et provoqué une montée continue des prix, sans augmentation parallèle de la qualité du logement (Emmanuel 2004).
Ainsi à partir des années 90 et jusqu’à la crise économique de 2008, les processus de « marchandisation » et de « financiarisation » progressives du secteur du logement constituent un cadre engendrant de nouvelles antithèses spatio-sociales, relativisant les constats antérieurs sur la réduction des ségrégations dans la ville grecque. Plus précisément, l’arrivée des banques dans le secteur du logement a réduit le contrôle socialement diffus sur la terre et la construction, puisque le secteur bancaire contrôlait de plus en plus la répartition des ressources pour l’achat d’un toit. Influant à la hausse sur les prix du logement, il a rendu impossible l’accès au logement en propriété propre à partir de la seule épargne et a fait de l’emprunt une solution quasi obligatoire, excluant ainsi une partie des acheteurs potentiels, qu’il a poussés vers la location (Emmanuel 2004, Μαλούτας 2009). En outre le capital bancaire investi dans l’exploitation de la terre a modifié le mode de répartition de la rente foncière urbaine, écartant des acteurs productifs ou transformant leurs stratégies. Par exemple, les petits entrepreneurs grâce au prêt bancaire plus facile avaient désormais la possibilité d’acheter des terrains pour y construire plus tard, en passant souvent outre à la relation d’échange bien établie avec le propriétaire du terrain (antiparochi ou contreprestation) et de ce fait augmentant son profit. De façon plus générale, le prêt immobilier a renforcé les tendances préexistantes à la prédominance du marché comme modalité d’acquisition d’un logement et comme mécanisme de spatialisation des différents groupes sociaux dans le tissu urbain.
Cette évolution a eu son incidence, mais reflète aussi les caractéristiques géographiques du marché du crédit immobilier. La manière dont se répartissent les prêts immobiliers dans la cuvette athénienne ne résulte pas seulement de l’addition des choix résidentiels, mais reflète aussi les politiques discriminatoires du système financier en matière d’octroi de prêts. Les résultats présentés ici sont tirés d’une analyse quantitative d’une partie des archives de la Banque de Grèce, centrée exclusivement sur le département de l’Attique et la période 2006–2013, et d’entretiens qualitatifs avec des employés et des cadres du secteur bancaire ou des bénéficiaires de prêts.
Sur la base de 85 000 estimations d’immeubles résidentiels réalisées par l’ensemble des banques commerciales grecques dans le département de l’Attique entre 2006 et 2013 [2] on constate que la dispersion horizontale d’un même type de prêt n’est pas uniforme dans le bassin athénien. On relève au contraire de fortes variations spatiales, dues aux caractéristiques de la demande et de l’accès inégal au prêt immobilier. N’oublions pas toutefois que la concentration sélective des prêts dans certains quartiers de la ville reflète en même temps, le fait que l’on accorde plus d’importance à certains groupes sociaux « bienvenus », que l’on va financer, tandis que l’on exclut du crédit d’autres groupes que l’on considère à « haut risque ».
Concrètement, les prêts immobiliers se concentrent spatialement dans les quartiers périurbains de la ville, et sont quasi inexistants pour les quartiers du centre. Comme on peut le voir sur la carte (voir cartes 1 et 2), on relève d’importantes concentrations de prêts à l’ouest, à Petroupoli, dans la municipalité d’Acharnes au nord, en Mésogée à l’est et au sud à Glyfada–Voula. L’accès au prêt se caractérise par une double géographie : d’une part, par une dichotomie entre l’est et l’ouest de la ville, en raison des types de prêts différents (prêts importants à l’est, plus petits à l’ouest), d’autre part, par une très forte différence entre le centre et la périphérie.
La concentration spatiale des prêts dans les quartiers périurbains d’Athènes est due d’une part, aux préférences en matière de logement de la majorité des acheteurs durant cette période, qui préfèrent habiter en banlieue. Un nombre important de jeunes ménages contractent un emprunt pour acheter un logement à proximité de leurs parents, dans des quartiers de banlieues traditionnellement ouvriers (Petroupoli, Perama). Outre cela toutefois, nous observons une très forte concentration de prêts immobiliers dans de nombreuses zones au nord-est de l’Attique, qui reviennent en force sur le marché immobilier en raison des grands travaux routiers et qui offraient encore récemment des prix très bas. En l’occurrence, le prêt immobilier extensif a donné la possibilité à des classes moyennes qui habitaient traditionnellement au centre, de s’éparpiller dans les nouvelles banlieues, le critère principal pour s’installer n’étant plus les réseaux familiaux, mais les prix bas du « sous-marché » du logement. Ainsi s’esquissent des tendances à la mobilité résidentielle, différentes toutefois du point de vue social de celles de la période précédente, puisqu’elles concernent désormais surtout des classes de revenus inférieures et moyennes.
Au delà des préférences concernant les quartiers résidentiels, la géographie du marché des prêts immobiliers est le produit des politiques de prêt des banques, qui reflètent des discriminations sociales et spatiales. Premièrement, la structure centralisée du système bancaire grec – prédominance de quatre grandes banques commerciales établies en Attique – est directement liée à l’accès inégal au prêt immobilier. Deuxièmement, les procédures centralisées pour la prise de décision ont également pour conséquence que l’on préfère ou exclut certains groupes sociaux, certaines catégories professionnelles, voire certains quartiers ou régions entières – par exemple, préférence accordée aux fonctionnaires, très faible financement de ménages actifs dans le secteur agricole.
Ensuite, les mécanismes eux-mêmes et les procédures internes utilisés par les banques pour évaluer la solvabilité des bénéficiaires de prêts offrent un champ très fécond pour explorer les nouvelles géographies ainsi produites. Ces outils catégorisent les candidats au prêt et les zones en groupes distincts selon le profit potentiel qu’ils peuvent offrir, en en faisant des espèces de marchandises que l’on peut vendre à un certain prix comme n’importe quel autre bien (Aalbers 2011). Par exemple, lors de la procédure de « ciblage », l’établissement de crédit fixe au niveau central la quantité des prêts immobiliers qui seront accordés au niveau local, souvent en fonction du code postal. De cette façon, le mécanisme « purement interne » à la banque en apparence (comme mentionné dans les entretiens) a un impact direct sur le développement de la ville et sur la division sociale de l’espace urbain.
En outre, on pratique au niveau central la « notation de crédit » (credit-scoring), c’est-à-dire que l’on procède à une notation de la capacité de crédit des candidats acheteurs pour approuver ou refuser le prêt : on donne une note au niveau de revenus, au sexe, à la nationalité et à l’âge du candidat, mais aussi indirectement, aux zones où seront achetés les nouveaux logements. À Athènes, grâce à ces outils, i) on a accordé des conditions de crédit moins favorables à des quartiers habités par des classes inférieures ou par des migrants, notamment des prêts moins importants dans les quartiers à l’ouest ou au centre ; ii) on a exclu ou découragé de contracter un emprunt les groupes sociaux « à risque » ou dévalué les quartiers du centre par le biais d’experts immobiliers qui fixaient de faibles valeurs marchandes pour l’immobilier se trouvant dans des quartiers « ghettos » du centre, ce qui entraînait l’octroi de prêts moins importants par les banques. Ainsi l’absence de prêts immobiliers dans les quartiers du centre d’Athènes n’est pas le résultat passif, immédiat de la demande, mais montre que là aussi se sont reproduits directement ou indirectement des phénomènes d’exclusion de la part des banques, sans que se reproduisent absolument toutefois certains phénomènes, comme l’exclusion de zones entières du fait de leur population ethnique « à risque », connus en Amérique sous le terme de red-lining (Aalbers 2011).
Le secteur financier se révèle être au cours de cette période un « acteur urbain » important, qui crée des continuités et des coupures dans le système traditionnel du logement. Malgré la rhétorique du discours dominant, qui affirme que le crédit immobilier est devenu accessible à une grande partie de la population, il semble tout d’abord qu’il se soit formé un cadre d’accès au logement plus précaire par rapport à l’accès socialement plus diffus qui assurait la sécurité au cours des décennies précédentes. On peut facilement comprendre que le fait de lier le logement à la dette n’a fait qu’augmenter la spéculation immobilière, le risque et la pression liée au remboursement de l’emprunt du côté des débiteurs, plutôt que de renforcer l’accès au logement propre des groupes à faible revenu. La généralisation du prêt immobilier et des « mécanismes cachés » qui le caractérisent permet d’esquisser de nouvelles géographies inégalitaires. Par ailleurs, la crise économique de 2008 souligne de la façon la plus aiguë que le modèle d’accès au logement par le crédit immobilier a été un facteur important de la grave crise actuelle du logement, qui a des conséquences plus visibles pour de larges classes sociales.
[1] Cette recherche s’inscrit dans le cadre de notre thèse en cours sous la direction du prof. Guy Burgel, le codirecteur de thèse étant le prof. Nikos Belavilas, dont le titre provisoire est : « La production de l’espace dans la capitale grecque entre État et marché : Le cas du marché hypothécaire », subventionnée par le Fonds des bourses d’État (ΙΚΥ).
[2] Ces estimations représentent l’ensemble des estimations qui ont eu lieu au cours de ces huit années. L’écrasante majorité de ces estimations entre 2006 et 2009 visaient l’octroi de prêt immobilier, si bien que l’analyse effectuée permet de tirer des conclusions pour les prêts accordés.
Référence de la notice
Patatouka, E. (2015) L’accès à la propriété via le prêt hypothécaire entre 1990 et 2013 : Mobilité résidentielle des bénéficiaires de prêts dans les banlieues et refus de prêt au centre d’Athènes, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/pret-hypothecaire/ , DOI: 10.17902/20971.12
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Burgel G (1976) Αθήνα. Η Ανάπτυξη μιας Μεσογειακής Μητρόπολης. Αθήνα: Εξάντας.
- Βαΐου Ν, Μαντουβάλου Μ και Μαυρίδου Μ (2004) Αθήνα 2004: Στα μονοπάτια της παγκοσμιοποίησης. Γεωγραφίες 7: 13–25.
- Μαλούτας Θ (2009) Κοινωνική κινητικότητα και στεγαστικός διαχωρισμός στην Αθήνα: Μορφές διαχωρισμού σε συνθήκες περιορισμένης στεγαστικής κινητικότητας. Στο: Μαλούτας Θ, Εμμανουήλ Δ, Ζακοπούλου Έ, κ.ά. (επιμ.), Κοινωνικοί μετασχηματισμοί και ανισότητες στην Αθήνα του 21ου αιώνα, Αθήνα: ΕΚΚΕ, Μελέτες – Έρευνες ΕΚΚΕ, σσ 28–61. Available from: http://www.ekke.gr/open_books/athens_2008.pdf.
- Σαπουντζόγλου Γ, Χατζηκωνσταντίνου Γ, Μητράκος Θ, κ.ά. (2010) Η μορφολογία του ελληνικού τραπεζικού συστήματος και η διεθνής χρηματοπιστωτική κρίση: Οικονομικές και κοινωνικές επιπτώσεις. Αθήνα: Οικονομικό Επιμελητήριο της Ελλάδας.
- Aalbers MB (2011) Place, Exclusion, and Mortgage Markets. 1st ed. Place, Exclusion, and Mortgage Markets, Oxford: John Wiley & Sons.
- Emmanuel D (2004) Socio-economic inequalities and housing in Athens: impacts of the monetary revolution of the 1990s. The Greek Review of Social Research 113: 121–143.