Quartiers pauvres de l’espoir
2017 | Avr
Villes du silence
L’Athènes de l’entre-deux-guerres réserve des surprises au-delà et outre l’échange forcé de populations entre la Grèce et la Turquie, l’« urbanisation sauvage », et en particulier l’établissement des réfugiés mis en œuvre à l’époque, alors qu’il est impossible aujourd’hui de réussir une telle entreprise, qu’il s’agisse de réfugiés ou de SDF à « sauver » de l’austérité [1].
L’entre-deux-guerres cache des surprises de nature structurelle, qui touchent au coeur des efforts de développement et à la mobilisation de la population pour y parvenir, ce qui devrait nous interroger au vu des échecs que l’on constate dans la crise actuelle. Dans les quartiers de réfugiés, d’abord construits par des organismes internationaux mais qui se sont ensuite développés spontanément, l’espoir fleurissait jusque dans les endroits où vivaient les gens les plus pauvres. Il existait dans les bidonvilles, dans les usines, dans les lieux abritant les chants rébétiques. Les réfugiés refaisaient leur vie et innovaient en renouvelant la culture grecque, l’économie, la société.
Athènes et le Pirée se sont urbanisés très rapidement à partir de 1834, quand la ville fut proclamée capitale de la petite Grèce de l’époque, dans le cadre de perspectives politico-économiques internationales en mutation. Le paysage architectural de la ville est dominé par le néoclassicisme européen, qui s’accompagne de récits sur ses racines grecques visant à faire fraterniser habitants grecs de la ville et pouvoir bavarois (Bastea 2000).
Le nouvel urbanisme hippodaméen d’Athènes, avec ses échos coloniaux, contribue lui aussi à ancrer la nouvelle identité nationale dans la modernité européenne, par opposition au passé ottoman inscrit dans les dédales des quartiers des villes. La société bourgeoise oscille entre indigènes et nouveaux arrivants, commerçants et diasporas, en attendant les premières usines et l’émergence de la classe ouvrière. Chaque tournant historique remodèle l’identité culturelle des citoyens par déplacements successifs de la culture du commerçant du 19e siècle à la ville ouvrière conflictuelle du début du 20e siècle, et suite à l’afflux de réfugiés, qui surprend par ses cultures alternatives créatives qu’il fait émerger, dont nous allons parler ici.
Quand on réalise une recherche sur la ville, on est très surpris par le brusque passage, en 1922, des « villes du silence » – nous empruntons le concept à Antonio Gramsci (1971: 91), qui a écrit sur ce sujet dans l’entre-deux-guerres depuis sa prison – à la suburbanisation populaire bruyante. Jusque dans les années 1910, Athènes et le Pirée laissaient le prolétariat démuni, ce que nous appellerions aujourd’hui le précariat, caché et reclus dans des quartiers pauvres du centre, loin des « yeux sensibles » des bourgeois, exactement comme Engels (1974) décrivait les quartiers ouvriers de Manchester (Pooley 1992). Des locataires sans accès aux infrastructures mais aussi sans perspectives pour améliorer leurs lieux d’habitation, s’entassaient dans extrêmement pauvres et détériorés, dans des baraques et des chambres de bonne, qui créaient une ségrégation sociale ponctuelle, avec des poches de misère au centre-ville (Λεοντίδου 1989/2013: 137-45, Leontidou 1990/2006: 67-70).
À partir de 1922 toutefois, les quartiers pauvres et en détresse social – slums of despair – font place aux quartiers de l’espoir – slums of hope – (Stokes 1962, Turner 1968, Λεοντίδου 1989/2013, Leontidou 1990/2006: 84-8). Contre toute attente, le déplacement forcé des réfugiés, au lieu de générer de la pauvreté, a inauguré une période de créativité et a remplacé les « villes du silence » par des banlieues populaires bruyantes. L’afflux de réfugiés a réduit les cas extrêmes de pauvreté du prolétariat démuni dans une ville qui s’étendait désormais grâce à l’autoconstruction populaire et au logement individuel – fût-ce dans des baraques (Λεοντίδου 1989/2013: 216-8).
La surprise a posteriori du remplacement du désespoir par l’espoir dans les quartiers populaires après 1922 se prête à une réévaluation complète des « villes du silence » et de l’urbanisation spontanée. La conviction habituelle que l’autoconstruction populaire et l’économie informelle constituent une culture traditionnelle ou un héritage précapitaliste, est erronée. En Grèce, ces phénomènes apparaissent précisément avec l’arrivée du capitalisme dans les périphéries (Leontidou 1990, 1993a), alors qu’ils avaient été précédés par l’existence de taudis dans le cadre du capitalisme de l’Europe du nord (Pooley 1992).
Habitat réhabilité et autoconstruction
L’expulsion violente des Grecs des côtes de l’Asie mineure a commencé en 1922, avant la signature du traité de Lausanne (1923), qui a institutionnalisé l’échange de populations après la Catastrophe d’Asie mineure. Au cours de ces années-là, 1 200 000 réfugiés sont arrivés en Grèce, qui ne comptait alors que 5 millions d’habitants, tandis que 500 000 Turcs s’en allaient. Les réfugiés ont constitué afflux exceptionnel par rapport aux 60 000 réfugiés arrivés aujourd’hui dans une Grèce de 11 millions d’habitants. Entre 1920 et 1928, la population a quasiment doublé d’un coup dans la cuvette d’Athènes, passant de 453 042 à 802 000 habitants, continuant à augmenter par la suite du fait d’une émigration intérieure massive pour atteindre 1 124 109 habitants en 1940 (Λεοντίδου 1989/2013: 158).
Au cours des premiers mois suivant leur arrivée, les réfugiés s’installent partout où ils le peuvent, occupant non seulement la terre, mais aussi des wagons de chemin de fer, sites archéologiques, églises, voire les balcons du Théâtre municipal d’Athènes (œuvre de Ziller, malheureusement démolie par Kotzias, v. Photo 1). Le gouvernement grec et les organisations internationales ont agi très rapidement, avec une détermination que l’on ne peut qu’envier aujourd’hui. On mis en place dans l’urgence la Caisse de Secours pour les Réfugiés (TPP) en novembre 1922, pour leur venir en aide provisoirement. Les abris du TPP s’entourèrent de baraques et de bidonvilles. Les villes furent « inondées » de tentes et de baraques, jusque dans l’agora antique ou le lit des fleuves, le plus caractéristique étant le camp d’Ilissos (Λεοντίδου 1989/2013: 154). Ces abris n’avaient rien à voir toutefois avec les campements d’aujourd’hui ni avec le sentiment d’enfermement qui leur est inhérent.
Photo 1: Installation provisoire de réfugiés en 1922 – où chaque famille occupe un balcon – au Théâtre municipal d’Athènes
Source: Archives littéraires et historiques de Grèce, publié sur Internet et en couverture de LiFO, t. 498, 1 / 12 / 2016
Une année plus tard, en novembre 1923, se réunit pour la première fois à Salonique la Commission pour le Relogement des Réfugiés (EAP), supervisée directement par la Société des Nations en accord avec le gouvernement grec, tandis que la TPP est dissoute en 1925. La Commission EAP ne s’occupe pas de l’assistance provisoire mais fournit aux réfugiés un logement et une activité productive, de plusieurs façons, de la réforme agraire et des prêts aux petites entreprises à la construction de grands ensembles locatifs et à la fourniture de terres et d’infrastructures (site and services, v. Turner 1968, Λεοντίδου 1989/2013: 214-5) pour les réfugiés les plus aisés. D’autres organismes agissaient parallèlement, comme la Banque nationale de Grèce et le ministère de la Prévoyance sociale, qui se chargea de reprendre la tâche de reloger les réfugiés après la dissolution de la commission EAP en 1930 (Γκιζελή 1984).
Dans la capitale, la politique urbanistique de la commission EAP débute par le choix de quatre zones où furent créées les quartiers de réfugiés emblématiques qui ont joué un rôle important durant les années de l’Occupation, de la Résistance et de la guerre civile. À Nea Ionia, Kaisariani et Vyronas, situées à près de 4 km du centre d’Athènes, on construisit respectivement 3864, 1998 et 1764 logements, tandis que 5584 autres logements étaient construits à Nea Kokkinia (Nikaia) près du Pirée, où existait déjà un camp de réfugiés (Λεοντίδου 2002). Des logements permanents furent également construits immédiatement pour les réfugiés à Pangkrati et à Kallithéa. D’autres zones firent l’objet de mesures différentes, notamment là où s’activèrent les coopératives immobilières, comme à Nea Smyrni, où l’on laissa pleinement se développer l’autoconstruction en fournissant la terre et les infrastructures (v. Carte 1).
Carte 1: Grands ensembles pour les réfugiés, coopératives et cités jardins
En rouge, les grands ensembles de réfugiés fondés et construits par l’EAP et l’État. En orange, ceux qui ont été construits sur des terrains concédés par l’État.
En bleu, les « cités-jardins » de la grande bourgeoisie (Psychiko, Philothéï, Ekali). Les cercles en vert foncé indiquent les coopératives d’habitation créées en1923-25, sur des terrains expropriés (de 2000 à 174 000 m2) En bleu ciel, le plan de la ville de 1940. Cette carte est tirée du livre de Lila Leontidou (Λεοντίδου 1989/2013) p. 208. Elle s’appuie sur la cartographie d’informations provenant de diverses sources et archives. Première publication dans la première édition de l’Encyclopédie Papyros-Larousse–Britannica s.v. ‘Αθήνα’ par L. Leontidou (Λεοντίδου 1982), vol 3, p. 400. |
La belle architecture, minimaliste pourrait-on dire, de ces premières cités de la Commission EAP et plus tard du ministère de la Prévoyance sociale contribue toujours au paysage de la capitale, même si peu à peu les quartiers succombent à la modernité monotone de l’immeuble. Au delà des petites maisons en enfilade interrompues par quelques initiatives des constructeurs, on trouve des éléments originaux, et inconnus ailleurs dans la capitale, comme les escaliers en X sur les maisons oblongues à deux niveaux de Nikaia (v. Photo 2) autour des cours avec leurs puits et leurs jardins, les petites maisons « de poupée » de Kaisariani avec leurs pots de fleurs et leurs rideaux brodés, et plus loin, les maisons de pierre plus récentes de Kaisariani et de Petralona. Les formes simples s’individualisaient grâce au travail personnel des réfugiés, qui introduisaient de la variété dans les petites maisons identiques et créaient des quartiers polymorphes. Les pièces de la maison servaient à tous les usages en raison de l’exiguïté du lieu. Mais cet espace intérieur même rudimentaire n’était pas un problème parce que la vie quotidienne débordait dans les espaces extérieurs et dans les cours, utilisés pour faire la lessive ou comme ateliers, sur les seuils et sur les trottoirs où se développait une sociabilité informelle, dans les terrains vagues qui étaient le terrain de jeu de nombre d’enfants, et sur les places qui faisaient de l’espace public un espace commun, devançant les « communs » (commons) d’aujourd’hui à l’époque de la crise (Leontidou 2015a,b, Gritzas & Kavoulakos 2015).
Photo 2: Maison de réfugiés à Nikaia (escalier en X)
Source: photographie de Spyros Delivorrias, tirée du livre de la municipalité de Nikaia (éd., 2002).
Le soin de l’espace habité, tâche essentiellement féminine, exigeait collaboration et solidarité pour faire face ensemble aux difficultés de la vie quotidienne. Les cafés étaient l’espace privilégié des hommes et l’exclusion des femmes était absolue et non négociable. Les femmes assumaient la majeure partie des tâches ménagères. Il n’était pas seulement question de problèmes pratiques créés par le manque d’infrastructures, comme la nécessité d’aller chercher l’eau, le bois, de veiller au chauffage et à l’évacuation des déchets. Il s’agissait en fait de fournir toute forme de prévoyance sociale : l’assistance, l’instruction, les soins aux enfants, mais aussi de se charger d’embellir l’espace de la maison. En 2002, une vieille dame de Nikaia se félicitait des couleurs vives, ocre et azur, des murs de sa maison : « ça c’est ma montagne, ça c’est ma mer » (Λεοντίδου 2002: 19).
Des chercheurs étrangers travaillant dans le quartier Germanika, à Nikaia, dans les années 70, s’étonnaient de ne pas trouver les cuisines communes que l’on trouvait habituellement dans les immeubles ouvriers du Nord et de constater que les ménagères grecques restaient dans leurs propres cuisines, fussent-elles minuscules, qu’elles ne partageaient même pas avec leurs parents (Hirschon 1989/ 2006). Les femmes toutefois, malgré toutes les contraintes qu’elles connaissaient, développèrent un esprit de collectivité et de solidarité inconnu alors en Grèce, qui les faisait sortir de l’isolement des tâches ménagères, mais aussi de l’artisanat domestique. Beaucoup d’entre elles travaillaient également en usine.
Chaque famille s’occupait de « sa » baraque, et l’améliorait peu à peu, selon ses économies. D’abord on la transformait en petite maison coquette, puis on l’agrandissait, avant d’y ajouter des étages pour les générations suivantes. Par ailleurs beaucoup de gens avaient des ateliers ou exerçaient un artisanat domestique, créant ainsi une économie informelle très bruyante (Leontidou 1993, Λεοντίδου 1997). Ces possibilités qu’offrait l’habitat individuel sommaire entretenaient l’espoir dans les quartiers pauvres de la périphérie de la ville – au début quartiers de réfugiés, et très bientôt aussi quartiers pour les migrants de la province vers Athènes. C’étaient les quartiers pauvres de l’espoir.
Exclusion socio-spatiale et croissance urbaine spontanée
Les descriptions de la belle architecture autochtone des « spotless slums » (Hirschon 1989: 1-4, Sandis 1973) contiennent bien sûr une part d’exagération romantique, compte tenu de la pauvreté et des inégalités criantes que l’on y trouvait. L’exclusion sociale dans l’espace n’a pas seulement perduré, mais il était voulu, planifié, principalement autour de la discrimination natifs / réfugiés – et ce d’ailleurs, sur l’ensemble du territoire grec, qui a vu la ségrégation entre villes de natifs et villes de réfugiés, mais qui a aussi connu des attaques et des incendies criminels racistes contre des quartiers de réfugiés, notamment en Grèce du nord (Λεοντίδου 1989/2013: 161-4).
Dans la capitale, la Commission EAP, qui recherchait cette ségrégation, devint de fait l’urbaniste lors de la croissance urbaine : les 12 grands ensembles principaux de réfugiés et les 34 habitats plus petits qu’elle a créés, se trouvaient à une distance de 1 à 4 km des limites de la zone bâtie en 1920 (Λεοντίδου 1989/2013: 209), pour ne pas « gêner la vie normale de la ville existante », comme on le déclara froidement (Παπαϊωάννου 1975: 14). Un peu plus tard, les organismes compétents se mirent à construire également en des points plus centraux, comme Léoforos Alexandras et Petralona. Mais cette volonté de s’en tenir à la périphérie se vérifie dans les cartes et dans les chiffres : notamment à partir de la stabilité du chiffre de la population au centre d’Athènes, qui de 1920 à 1928 n’a augmenté que de 91 896 habitants (passant de 292 835 à 384 731, à peine plus que la croissance démographique ordinaire), au contraire des banlieues qui virent leur population tripler de façon spectaculaire avec 257 062 habitants (passant de 160 207 à 417 269 – calculs d’après les chiffres des tableaux de Λεοντίδου 1989/2013: 330-1).
Outre cette exclusion socio-spatiale voulue, avec l’installation des réfugiés à la périphérie des villes, la politique appliquée par la Commission EAP servait d’autres objectifs. Tout d’abord le logement individuel : on considérait que la création d’une population importante de petits propriétaires, en lieu et place d’un prolétariat démuni, écarterait le danger communiste ! Cette vision concerne les réfugiés de Macédoine et de Thrace en 1929 (Mavrogordatos 1983: 146, 215), mais les mentions les plus fréquentes sont celles concernant les centres urbains, comme celle de Pentzopoulos (1962: 195), pour qui « les réfugiés mieux logés des banlieues de Nea Smyrni et de Kallithéa se sont révélés des citoyens plus respectueux de la loi que certains autochtones qui ont embrassé le communisme ».
C’est pour les mêmes raisons que l’on a découragé l’autogestion dans les grands ensembles de réfugiés au contraire des régions agricoles. Les agriculteurs furent encouragés à se regrouper sous des formes légalement constituées et les représentants du gouvernement remettaient la terre à des conseils élus par les chefs de famille. Dans les grands ensembles au contraire, les réfugiés furent relogés selon des listes d’attente, à l’exception des plus aisés qui constituèrent des coopératives immobilières (Λεοντίδου 1989/2013: 235-6).
On ne mentionne nulle part de régime d’autogestion dans les grands ensembles d’Athènes et du Pirée. La Commission EAP conserva leur gestion jusqu’en 1930, date à laquelle elle fut remplacée par les autorités municipales.
Ces politiques toutefois furent un échec ou furent sapées à tous les niveaux. À l’origine, les petits propriétaires s’organisèrent en « associations d’embellissement », puis ils agirent de façon subversive, lorsqu’ils créèrent les grands ensembles « rouges » à la périphérie d’Athènes et du Pirée, d’abord vénizélistes, puis communistes. En ce qui concerne l’autoconstruction et l’habitat individuel, elles constituèrent dès 1925 l’amorce d’une croissance urbaine sans précédent. En effet, le gouvernement grec et la Commission EAP avaient seulement décidé de la direction dans laquelle allait s’étendre la capitale. Toutefois la surface et l’importance de la croissance de l’habitat et de l’augmentation de la population des nouveaux grands ensembles avaient presque immédiatement échappé au contrôle des organismes chargés de reloger les réfugiés (Λεοντίδου 1989/2013: 209-11).
Dans ce sens-là, l’EAP et le gouvernement grec ont échoué en tant qu’urbanistes. Le processus de microconstruction populaire et des constructions sans permis avait commencé.
Ils échouèrent également en matière d’aménagement du territoire, qui aurait orienté les flux de réfugiés vers la province agricole, plutôt qu’elles ne se glissent en direction des villes : lors du recensement de 1928, alors que les réfugiés s’étaient presque également répartis entre ville et campagne, ils constituaient 27,68% de la population urbaine (2 millions), et seulement 12,47% de la population semi-urbaine et agricole (4 millions) ; ils avaient donc un poids plus que double dans les villes, avec un rythme moyen d’augmentation annuelle de 6,29% en 1920-28, pour un rythme de moins d’un tiers pour la province et de 2.69% pour l’ensemble du pays (Λεοντίδου 1989/2013: 162-3).
Cela fut également le point de départ de l’urbanisation très rapide et de la croissance urbaine incontrôlée qui ont marqué depuis ce moment-là la formation de la société grecque.
On ne saurait dire avec exactitude s’il s’est agi d’un échec ou si les choix en matière d’aménagement du territoire et la politique régionale des organismes cachaient des arrière-pensées. En tout cas on mentionne au départ que la concentration de réfugiés dans la capitale était liée à des desseins électoraux des Libéraux, qui appliquèrent un gerrymandering (redécoupage) original, c’est-à-dire une stratégie électorale par changements des densités de population au lieu de changer les frontières des circonscriptions (Pentzopoulos 1962:182). En 1934, le gouvernement Tsaldaris créa « son propre chef-d’œuvre de stratégie électorale » avec un gerrymandering traditionnel (Mavrogordatos 1983: 314-16), c’est-à-dire un redécoupage délibéré des circonscriptions électorales de manière à augmenter ses probabilités de gagner des circonscriptions importantes.
Des stratégies de réorganisation et d’exclusion spatiales furent également développées par les classes bourgeoises. En poursuivant la polarisation des périodes précédentes, dans la société comme dans l’espace, on creusa l’écart avec la classe ouvrière émergente dans les grands ensembles de réfugiés d’une part, et avec la classe bourgeoise dans les cités-jardins de Psychiko, Philothéï, Ekali d’autre part. Les autres banlieues n’ont pas été engendrées seulement du fait de la richesse de leurs habitants, mais aussi par le pouvoir et l’influence qu’exerçaient classes bourgeoises sur la législation en matière d’urbanisme et sur l’orientation de l’infrastructure de la ville. La réglementation urbanistique du quartier de Psychiko lui-même – en particulier en ce qui concerne la (grande) taille minimale autorisée des terrains et bâtiments, les conditions de construction, l’élévation (faible) des constructions et les usages non autorisés du sol – a constitué un mécanisme de ségrégation sociale et d’exclusion de certains groupes sociaux, de manière à protéger les classes bourgeoises des poussées l’urbanisation de l’Entre-deux-guerres (Λεοντίδου 1989/2013: 222-3).
C’est à la même époque qu’apparut l’immeuble moyen-bourgeois comme une espèce de lieu intermédiaire en terme de statut social et urbanistique.
Dans les banlieues de la capitale en tout cas les nouveaux arrivants agissent de façon autonome. Le non-respect des règles urbanistiques (et autres) et la spontanéité dont firent preuve les réfugiés, influent alors définitivement le développement urbain (Leontidou 1990/2006, 2014) et entraînent une extension galopante de l’habitat, qui modifie l’urbanisme de la capitale de façon incontrôlée, en couvrant de constructions sans permis une zone périurbaine alors presque inhabitée. Ainsi en 1920, cette zone n’abritait que 6% de la population de la capitale, pour atteindre 44% en 1940 (Λεοντίδου 1989/2013: 207-8). La ville escalada les contreforts des monts Hymette et Egaleo, et atteignit le monastère de Pentelis. Son plan approuvé (sans tenir compte de la zone de constructions sans permis), après de nombreuses légalisations successives des zones déjà habitées dans le cadre du populisme de chaque époque, a vu sa superficie quadrupler, passant de 3264 hectares en 1920 à 11600 ha en 1940 (Λεοντίδου 1989/2013: 211).
L’urbanisation spontanée était due d’abord aux réfugiés, mais très bientôt aussi à des autochtones, et tout d’abord à ceux qui quittaient les grands ensembles de réfugiés du nord pour la capitale – mais ceci est une autre histoire Les réfugiés ont montré la voie vers l’avenir, du moment que la construction sans permis s’est généralisée et qu’une population de migrants habitaient les banlieues populaires étendues entourant les villes. La population revendiquait désormais plus de droits dans la direction qu’avaient inaugurée l’État et les organismes internationaux – droit au logement et droit au travail, le « droit à la ville » (Leontidou 2010, 2012, 2014). Le logement y figurait en bonne place et jouait un rôle décisif en tant que moyen de production, dans la mesure où il constituait aussi la base du travail informel et de l’artisanat domestique (Leontidou 1993b).
Le développement urbain spontané et les quartiers pauvres de l’espoir devinrent la règle pour l’habitat populaire. Pour au moins cinq décennies, un privilège traditionnel des classes dominantes – ouvrir de nouveaux terrains à l’urbanisation – s’étendit aux pauvres, aux réfugiés, au prolétariat. En 1940, ces classes populaires, qui constituaient les trois quarts de la population urbaine, étaient présentes dans un tiers de la zone bâtie de la capitale. Bien qu’il soit très difficile d’établir des données quantitatives, nous estimons que durant la période 1940-70, environ 450 000-500 000 personnes ont acquis un logement sans permis dans les environs d’Athènes (Leontidou 1990/2006: 150).
Réévaluation pour l’Athènes de la crise
Ainsi en évoquant l’entre-deux-guerres, nous comprenons en quoi consiste le coeur des efforts de développement, qu’on a quelque peu oublié dans l’Union européenne du néolibéralisme et de la crise. À cette époque-là, comme aujourd’hui, la Grèce était soumise à un contrôle international de ses finances. Quelle différence toutefois avec l’impasse d’aujourd’hui due aux politiques d’austérité… Aujourd’hui, bien que nous soyons intégrés à l’UE comme État membre à part entière, au lieu de soutenir le développement, la qualité de vie, la durabilité et l’innovation, au lieu de tirer profit du dynamisme des individus en renforçant leur autonomie et leur spontanéité (Leontidou 2015a), nous vivons une époque de rigueur imposée par le haut, qui s’accompagne d’un contrôle absolu de la vie quotidienne. L’attaque frontale pour détruire complètement l’économie informelle et la micro-construction dans la Grèce d’aujourd’hui (Leontidou 2014, 2015a), fait de l’époque de l’autoconstruction une époque originale et révolutionnaire. La construction spontanée de logement populaire et les constructions sans permis ont été jugulées durant les années de la dictature par des légalisations et des démolitions, tandis que le coup de grâce a été donné par l’intégration dans l’UE (Leontidou 1990/2006, 2014, 2015b). Par la suite, la crise a créé une population de sans-abris qui naguère vivaient soit dans des baraques soit dans le cadre de la famille élargie dans de petites maisons privées et subsistaient en se partageant leur revenu.
Aujourd’hui, le logement est encore plus sévèrement frappé par une stratégie de rentrées fiscales qui exploite au maximum la particularité grecque d’avoir une (micro)propriété dispersée dans de nombreuses mains depuis les années où la possession de logement personnel était encouragée et soutenue par la Commission EAP : chaque micropropriété devra payer un impôt élevé sur la fortune immobilière (ENFIA), correspondant à une surévaluation de sa valeur de rendement objective. Cette mesure, ajoutée au surendettement, toujours avec l’appui de la troïka et des gouvernements, a déjà rempli les rues de la ville de SDF, avant même que ne débutent l’horreur des saisies.
Que nous disent donc les souvenirs des années 1920 sur la culture européenne actuelle, ou plutôt sur sa barbarie (Leontidou 2012) ? Si l’on avait appliqué dans l’entre-deux-guerres des politiques comme celles d’aujourd’hui, il aurait fallu oublier le relogement, l’amélioration de la vie en général des classes populaires et l’ascension de la classe moyenne. Le plus ennuyeux, c’est que, dans l’Athènes contemporaine de la crise, ce qui a été frappé et qui ne renaîtra probablement pas, c’est ce qu’ont apporté les réfugiés, ce qu’ils ont offert aux populations locales, en les entraînant vers des combats pour améliorer la qualité de leur vie, en tissant en même temps la trame du développement et du progrès dans l’entre-deux-guerres : ce qui a été détruit, c’est l’espoir.
[1] Publication revue et complétée des trois premiers sous-chapitres de la publication in LiFO t. 498, 1 / 12 / 2016, pp. 50-59 (en grec, cf. http://www.lifo.gr/articles/archaeology_articles/123864).
Référence de la notice
Leontidou, L. (2017) Quartiers pauvres de l’espoir, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/quartiers-pauvres-de-lespoir/ , DOI: 10.17902/20971.70
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Γκιζελή Β (1984) Κοινωνικοί μετασχηματισμοί και προέλευση της κοινωνικής κατοικίας στην Ελλάδα 1920-1930. Αθήνα: Επικαιρότητα.
- Δήμος Νίκαιας (2002) Τα προσφυγικά σπίτια της Νίκαιας. Προύσαλη Ε (επιμ.), Αθήνα: Εκδόσεις Λιβάνη.
- Εταιρεία Σπουδών Νεοελληνικού Πολιτισμού και Γενικής Παιδείας (1997) Ο ξεριζωμός και η άλλη πατρίδα: Οι προσφυγουπόλεις στην Ελλάδα. Στο: Επιστημονικό συμπόσιο, 11 και 12 Απριλίου 1997, Αθήνα: Σχολή Μωραΐτη, σ 372.
- Λεοντίδου Λ (1982) Αθήνα 1834-1981: Οικονομική, κοινωνική και οικιστική δομή του σύγχρονου πολεοδομικού συγκροτήματος. Πάπυρος- Larousse- Britannica 3: 388–414.
- Λεοντίδου Λ (1989/2013) Πόλεις της Σιωπής. Εργατικός εποικισμός της Αθήνας και του Πειραιά, 1909-1940. 3η έκδ. Αθήνα: ΠΙΟΠ.
- Λεοντίδου Λ (1997) Η άτυπη οικονομία ως απόρροια της προσφυγικής αποκατάστασης. Στο: Εταιρεία Σπουδών Νεοελληνικού Πολιτισμού και Γενικής Παιδείας (επιμ.), Ο ξεριζωμός και η άλλη πατρίδα: Οι προσφυγουπόλεις στην Ελλάδα, Αθήνα: Σχολή Μωραΐτη, σσ 341–368.
- Λεοντίδου Λ (2002) Ένας χώρος ελπίδας κι αρχιτεκτονικής πρωτοβουλίας: Άτυπη εργασία και κατοικία στις προσφυγικές γειτονιές της Νίκαιας. Στο: Προύσαλη Ε (επιμ.), Τα προσφυγικά σπίτια της Νίκαιας, Αθήνα: Εκδόσεις Λιβάνη, σσ 17–23, 46–47.
- Λεοντίδου Λ (2016) Φτωχογειτονιές της ελπίδας. LiFO 498: 50–59.
- Παπαϊωάννου Ι (1975) Μέρος I: 1920-1960. Στο: H κατοικία στην Ελλάδα: Κρατική δραστηριότης, Αθήνα: Τεχνικό Επιμελητήριο Ελλάδας, σσ 5–40.
- Τεχνικό Επιμελητήριο Ελλάδος (1975) H κατοικία στην Ελλάδα: Κρατική δραστηριότης. Αθήνα: Τεχνικό Επιμελητήριο Ελλάδας.
- Bastea Ε (2000) Τhe Creation of Modern Athens: Planning the Myth. Cambridge U.P., New York
- Clarke J, Huliaras A and Sotiropoulos D (2015) Austerity and the Third Sector in Greece: Civil Society at the European Frontline. Clarke J, Huliaras A, and Sotiropoulos D (eds), London: Ashgate.
- Engels F (1969) The condition of the working class in England. London: Panther
- Gramsci A (1971) Selections from the prison notebooks. New York: International Publishers.
- Gritzas G and Kavoulakos KI (2015) Diverse economies and alternative spaces: An overview of approaches and practices. European Urban and Regional Studies, SAGE Publications 23(4): 917–934.
- Hirschon R (1989) Heirs of the Greek catastrophe: The social life of Asia Minor Refugees in Piraeus. New York: Berghahn
- Leontidou L (1990/2006) The Mediterranean city in transition: Social change and urban development. 1st ed. Cambridge: Cambridge University Press.
- Leontidou L (1993a) Postmodernism and the city: Mediterranean versions. Urban Studies, Sage Publications 30(6): 949–965.
- Leontidou L (1993b) Informal strategies of unemployment relief in Greek cities: the relevance of family, locality and housing. European Planning Studies, Taylor & Francis 1(1): 43–68.
- Leontidou L (2010) Urban social movements in ‘weak’civil societies: The right to the city and cosmopolitan activism in Southern Europe. Urban Studies 47(6): 1179–1203.
- Leontidou L (2012) Athens in the Mediterranean ‘movement of the piazzas’ Spontaneity in material and virtual public spaces. City, Taylor & Francis 16(3): 299–312.
- Leontidou L (2014) The crisis and its discourses: Quasi-Orientalist attacks on Mediterranean urban spontaneity, informality and joie de vivre. City, Taylor & Francis 18(4–5): 546–557.
- Leontidou L (2015a) ‘Smart cities’ of the debt crisis: Grassroots creativity in Mediterranean Europe. The Greek Review of Social Research 144(Α): 69–101.
- Leontidou L (2015b) Urban social movements in Greece: Dominant discourses and the reproduction of ‘weak’ civil societies. In: Clarke J, Huliaras A, and Sotiropoulos D (eds), Austerity and the Third Sector in Greece: Civil Society at the European Frontline, London: Ashgate, pp. 86–106.
- Mavrogordatos GT (1983) Stillborn Republic: Social Coalitions and Party Strategies in Greece, 1922-1936. Berkeley: University of California Press.
- Pentzopoulos D (1962) The Balkan exchange of minorities and its impact upon Greece. Athens and Paris: C. Hurst & Co. Publishers.
- Pooley CG (1992) Housing strategies in Europe, 1880-1930. London: European Science Foundation & Pinter Publishers.
- Sandis E (1973) Refugees and economic migrants in Greater Athens. Athens: NCSR
- Stokes CJ (1962) A theory of slums. Land economics, JSTOR 38(3): 187–197.
- Turner JC (1968) Housing priorities, settlement patterns, and urban development in modernizing countries. Journal of the American Institute of Planners, Taylor & Francis 34(6): 354–363.