2015 | Déc
Fondée sur la conviction que l’espace est activement impliqué dans la production de relations et de perceptions sociales, cette recherche – présentée brièvement ci-après – a été conduite pour « cartographier » la rue Ippokratous et explorer les perceptions que les commerçants de cette rue ont sur l’espace qu’ils « habitent ». L’observation visuelle de la vie quotidienne de la rue, l’établissement de « cartes » par pâté de maisons répertoriant les magasins de l’époque (250 au total) ont été complétés par des questionnaires et des entretiens ouverts avec un certain nombre de commerçants. Le choix de cette catégorie précise d’usagers de la rue repose sur la conviction que les longues heures qu’ils passent sur leurs lieux de travail créent des relations importantes et significatives avec l’environnement.
Le présent texte se base sur une recherche de terrain réalisée en 2007-8 dans le cadre du programme de recherche Tendances de transformation sociale en milieu urbain : reproduction sociale, inégalités sociales et cohésion sociale dans l’Athènes du 21esiècle conduite par l’Institut de sociologie urbaine et rurale du Centre national de Recherches sociales.
Le champ de recherche
La rue Ippokratous, longue de 2 km environ, commence au blvd Alexandras et se termine au blvd Panepistimiou. Elle se caractérise, en majorité, par un usage mixte, où se mêlent logements, commerces aux rez-de-chaussée et bureaux dans les étages des immeubles. L’éventail des commerces est extrêmement large, et répond aux besoins de toutes sortes des consommateurs. Toutefois, dès l’époque de la recherche, c’est-à-dire avant que n’éclate la crise économique, les enfilades de commerces le long de la rue étaient interrompues par des boutiques fermées et abandonnées.
L’observation visuelle a permis de distinguer trois secteurs selon les besoins auxquels répondent les commerces : dans le secteur le plus proche du boulevard Alexandras prédomine le caractère du quartier local (logements et commerces répondant aux besoins des habitants) ; dans le deuxième secteur on trouve des commerces de type « supralocal » coexistant avec des échoppes d’artisans qui servent les habitants et les passants ; le troisième secteur enfin, qui débouche sur la rue Panepistimiou, se différencie nettement par son caractère de zone supralocale.
Le questionnaire a permis de rassembler des données sur les caractéristiques des commerces (emplacement, âge, type de marchandises, statut juridique de l’entreprise, utilisation antérieure des locaux, mobilité géographique de l’entreprise, domicile du commerçant). Les résultats principaux sont illustrés dans les graphiques ci-dessous. On trouvera une présentation plus étendue et un commentaire à ces résultats dans Kaftantzoglou (Καυταντζόγλου 2013).
Figure 1 : Nature et emplacement des magasins
Figure 2 : Âge et emplacement des magasins
Figure 3 : Mobilité et emplacement des magasins
En ce qui concerne l’enquête sur la perception que les commerçants ont de leur environnement de travail, on peut tirer une première image des réponses à la question « y a-t-il ici un esprit de quartier ? » [1] corrélée aux autres résultats. La figure 4 présente les résultats pour l’ensemble des personnes interrogées et selon le caractère principal, l’âge et l’emplacement du commerce du commerce.
Figure 4 : Perception de l’environnement de travail
L’ensemble des personnes interrogées fait ressortir une relative majorité pour qualifier l’environnement de travail de « quartier ». Toutefois, en corrélant ces résultats avec la nature, l’âge et l’emplacement du commerce, on découvre une image mitigée : des taux élevés de réponses positives pour les commerces répondant aux besoins des habitants coexistent avec des taux élevés de réponses négatives dans le secteur avec la clientèle locale (habitants) la plus importante, ainsi que pour les commerces les plus anciens. À l’inverse, on trouve un taux élevé (64%) de réponses positives dans le deuxième secteur, qui se caractérise par des taux élevés de mobilité (changement de nature et d’usage [2]), ainsi que dans le troisième secteur de la rue, « supralocal » et sans logements (60%).
Le « sentiment de quartier » apparaît donc ne pas être lié exclusivement aux facteurs les plus attendus. Cela nous amène à formuler l’hypothèse d’une signification plus large du concept, et d’une plus grande variété de ses « matériaux » ; et donc à la nécessité d’une approche qualitative par des entretiens ouverts [3]
M.Α., «troisième génération dans la même profession et dans le même magasin», tient avec son épouse une boucherie dans le premier secteur de la rue Ippokratous, où un petit assortiment de produits alimentaires commerciaux favorise le maintien de transactions et de relations interpersonnelles quotidiennes :
«…oui, c’est un quartier… l’esprit de quartier s’est conservé, même si c’est une rue centrale… Je crois que, à partir du moment où les gens viennent acheter de la viande, il y a le fromage juste à côté, ils aiment la qualité… eh bien, ils vont l’acheter ici… il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas aller au supermarché … parce que tous les magasins de la rue Ippokratous, en tout cas ceux que je connais, sont tenus par leurs propriétaires… c’est très important…
Ici la plupart des clients sont des habitants, des habitants permanents du quartier… quelques passants parce que la rue est centrale, mais pour la plupart, il s’agit d’habitants… … de 85 à 95 il y a eu une baisse… les gens partaient… depuis 2000-2002, ils recommencent à venir… c’est avec eux que nous travaillons…»
Dans le cas de M. Α., l’emplacement, la nature des produits et l’âge de l’entreprise constituent des éléments décisifs dans la formation d’une perception positive de l’environnement : la clientèle locale régulière et sa longue connaissance des commerces proches apparaissent comme des facteurs renforçant le sentiment de familiarité et la perception de l’environnement immédiat comme un « quartier ».
D’autres commerçants de ce secteur de la rue, surtout dans les premiers pâtés, partagent sa perception quant à l’existence d’un quartier, tout en soulignant les changements survenus (déclin du caractère commercial de la rue, stagnation du commerce local) :
«… tout se passait entre le blvd Alexandras et la rue Phanarioton, 1 ou 2 pâtés, à partir d’ici il y avait peu de commerces, quasiment pas d’activité commerciale. Aujourd’hui Gyzi s’est développé peu à peu, quelques bons magasins se sont ouverts, et la rue Ippokratous a décliné… elle n’a plus le trafic qu’elle avait jadis…» (vendeur de sous-vêtements, sur le départ à la retraite)
Dans le secteur « médian » de la rue, où se situaient la plupart des commerces fermés, les opinions positives côtoient les inquiétudes pour la viabilité de la rue en tant que rue commerciale.
«… aujourd’hui, en ce qui concerne le quartier, ici tout autour du commerce où je me trouve, c’est un quartier très tranquille, il n’y a pas de problèmes, … je crois que je suis très bien ici, l’endroit me plaît, ainsi que toute la rue Ippokratous…» (propriétaire d’un magasin de disques en vinyle dans le secteur médian, qui a répondu positivement à la question sur l’existence d’un esprit de quartier)
«…je suis triste, parce que c’est ici que j’ai grandi, je vois de la saleté, des ordures, des crachats, les gens ne sont pas… et si tu fais un tour ici, dans la rue Ippokratous, tu verras que sept sur dix ne sont pas Grecs… Là en face, Nikos, le magasin de matelas, un Albanais…, plus bas, le mini-market… un autre Albanais, et plus loin, un Albanais, et encore un Albanais…» (commerçant du « secteur médian » qui a répondu par la négative)
«…quand je suis venu dans ce quartier, la rue Ippokratous bien sûr n’était pas comme aujourd’hui, c’était une très belle rue, une rue agréable, pas seulement commerciale, mais aussi humaine… en tout cas les beaux jours d’autrefois sont finis, non seulement pour le commerce, mais aussi de façon plus générale, pour la qualité de vie, parce qu’il n’y a pas que le travail, il y a aussi la vie, les gens…» (propriétaire d’un magasin de cadres dans le secteur médian, réponse positive)
«…bien sûr je suis très lié à la rue Ippokratous, depuis toutes ces années… je l’aime beaucoup, et les gens aussi bien sûr, oui les gens, parce que je m’y suis fait des amis… nous avions des contacts, un contact direct, je vous dis… j’ai passé de bons moments ici, avant comme maintenant… les choses ont changé, beaucoup de magasins ont mis la clé sous le paillasson, d’autres sont restés, d’autres sont arrivés et se sont ouverts ; mais si tu as le contact, avec le client qui t’amènera son fils, avec le gars d’en face, qui lui aussi est là depuis des années… » (propriétaire d’un salon de coiffure pour hommes depuis 1972)
M.Κ., qui a ouvert il y a vingt ans, le premier magasin de modélisme de la rue Ippokratous, ne considère pas qu’il y ait un « esprit de quartier ». Sa clientèle est « supralocale » et ne vient que pour y trouver ses articles spécifiques.
«… c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans une rue Ippokratous très déprimée, en déclin… beaucoup de magasins sont fermés, beaucoup de terrains vagues, etc. … les magasins qui peuvent faire du profit n’ouvriront jamais dans cette rue… Les habitants se sont raréfiés… tous des personnes âgées ; on ne voit pas de jeunes, les familles de jeunes, s’il y en a, ce sont des migrants, les familles grecques qui héritent la maison de leurs parents s’en vont… »
Dans le dernier secteur de la rue, « supralocal », un assez grand nombre de commerçants considèrent qu’ils travaillent dans un « quartier ».
«…Un quartier ? On peut le dire ainsi, un centre de transit et un quartier en même temps, oui, parce que quand on reste si longtemps au même endroit, forcément, ça devient ton quartier. Nous sommes ensemble, avec le commerçant d’en face, celui qui vend des pantoufles : il était déjà installé quand je suis arrivé ; plus loin, il y avait Monsieur Soulis, qui vendait des sceaux, paix à ses cendres, on buvait ensemble un petit café le matin, à l’ouverture, pendant des années…, comment aurait-on pu ne pas discuter… nous avons une vie ici, … ici les magasins sont restés comme je les ai trouvés, bien sûr il y en a de nouveaux….» (propriétaire d’un mini-market-PMU dans le dernier pâté de maisons de la rue Ippokratous, entre les rues Akadimias et Panepistimiou)
« Toute ma vie ici, au même endroit… je peux dire que je connais mieux les gens ici que ceux-qui habitent près de chez moi. Il y a entre nous un esprit de quartier, on se connaît… bien sûr, il y en a qui sont morts, certains ont pris leur retraite, il y a de nouveaux arrivants ; mais puisque tu le demandes, oui, entre nous il y a un esprit de quartier, même s’il n’y a pas de maisons par ici… le vieux quartier, tu peux le trouver un peu plus haut, nous ici, on est des professionnels…» (propriétaire d’un magasin de chaussures dans le dernier pâté de maisons).
«… juste à côté, il y a une banque, de l’autre côté un théâtre. Qu’est-ce que c’est ce quartier, me direz-vous ? Pourtant, même dans la situation actuelle, ici c’est un quartier, on se connaît entre vieux commerçants. … je ne sais pas comment vont évoluer les choses, si on va ouvrir de grandes librairies, des maisons d’édition… je suis persuadé en tout cas que ça va disparaître… comment dire, ce sentiment que nous connaissons …» (propriétaire d’une librairie, troisième secteur de la rue Ippokratous)
Conclusions
L’étude de la rue Ippokratous révèle des aspects caractéristiques d’un environnement urbain du centre abritant des usages et des fonctions mixtes, et dont le développement spatial présente des différences qu’il vaut la peine de relever. En même temps, elle fait ressortir de multiples définitions du concept de « quartier ». Des facteurs comme la présence de résidents, la clientèle locale, la présence depuis des années dans la rue fonctionnent comme on s’y attendait, en renforçant le « sentiment de quartier », sans constituer toutefois des conditions nécessaires et uniques. Les divers « matériaux de construction » des relations de familiarité et de la cohésion sociale semblent résister à la dégradation de l’environnement matériel de la rue, à la diminution de la population résidente et aux problèmes de survie des petites entreprises.
[1] Les changements concernaient avant tout des magasins d’alimentation, qui avaient fermé définitivement dans le premier secteur de la rue (surtout dans le secteur médian de la rue), des magasins de peinture, des échoppes de plomberie, d’électricité et autres artisans, ce qui indique une transformation du caractère de la rue
[2] 27 entretiens ouverts, d’une durée d’une heure environ, qui avaient pour objectif de formuler comment ils perçoivent leur environnement de travail « matériel » et « humain ».
[3] En ce qui concerne le choix du terme « quartier » et la discussion autour des diverses définitions et connotations du terme, je renvoie une nouvelle fois à Kaftantzoglou (2013, pp. 218-220).
Référence de la notice
Caftanzoglou, R. (2015) Rue Ippocratous, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/rue-ippocratous/ , DOI: 10.17902/20971.1
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
References
- Καυταντζόγλου Ρ (2013) Οδός Ιπποκράτους: απόπειρα χαρτογράφησης ενός δρόμου στο κέντρο της πόλης. Στο: Μαλούτας Θ, Κανδύλης Γ, Πέτρου Μ, κ.ά. (επιμ.), Το κέντρο της Αθήνας ως πολιτικό διακύβευμα, Αθήνα: ΕΚΚΕ, Χαροκόπειο Πανεπιστήμιο, σσ 211–234.