L’État fantôme : le sans-abrisme visible et invisible à Athènes en 2013
2015 | Déc
Dans le présent texte [1] nous présentons des données d’une recherche primaire (Arapoglou & Gounis 2014) [2] conduite en 2013-14 pour cartographier différentes formes de sans-abrisme à Athènes et actualiser les données des essais de recensement des sans-abri réalisés avant la crise (FEANTSA 2012, Sapounakis 2006). Vingt-cinq organismes ont répondu aux questionnaires de la recherche et l’on a recensé 77 actions s’appliquant à répondre directement aux besoins de plus de 115 000 personnes qui vivent des formes aiguës de pauvreté et de sans-abrisme. La recherche inclut les organisations majeures qui gèrent des dortoirs et des foyers, ainsi que toute une série d’organisations plus petites. La majorité des organisations qui ont répondu sont des ONG, mais on y trouve aussi les services publics les plus importants placées sous la tutelle du Centre national de la solidarité sociale, ainsi que les foyers des deux plus grandes municipalités (Athènes et le Pirée).
Les résultats sont présentés en utilisant la taxinomie des refuges pour sans-abri de Hopper (1991) adaptée aux conditions que nous avons constatées dans la réalité athénienne. La taxinomie de Hopper offre des avantages importants pour représenter différentes formes de logement précaire ou insalubre résultant de deux conditions principales. Premièrement le chômage et la diminution du revenu du travail ont un impact immédiat sur le niveau de vie des foyers et sur leur accès au logement. Deuxièmement, la crise de la dette s’est transformée en une crise de l’État providence qui, par des politiques de rigueur épuisantes s’est rétréci de façon dramatique. Ce rétrécissement concerne aussi bien les transferts de revenu de l’État aux foyers que les prestations de services de santé et de services sociaux qui sont privatisés. Le rétrécissement des services publics et leur remplacement par des actions bénévoles ou humanitaires qui mettent l’accent sur l’aide temporaire aux pauvres et aux sans-abri est l’élément majeur des changements survenus durant la période 2010-2013. Le réseau des organisations citoyennes qui se charge de venir en aide aux populations les plus fragiles a reçu le nom consacré internationalement de « État fantôme » (Wolch 1989). L’État fantôme présente des aspects contradictoires, puisque parfois certaines organisations adaptent leurs pratiques aux choix néolibéraux et parfois les contestent (Cloke, May & Johnsen 2010, Keel 2009, Peck 2012), comme nous tenterons de le formuler par la suite. D’un côté on renforce les pratiques de solidarité sociale et on essaie de changer les structures institutionnelles bureaucratiques ou fermées, d’un autre côté toutefois les victimes de la négligence et de la paralysie de l’État ne trouvent pas de soins et ce sont les organisations qui s’adaptent aux exigences de l’État ou de grands donateurs.
Le figure 1 présente des estimations sur les différentes catégories de sans-abri et leurs conditions de vie en 2013 dans l’agglomération métropolitaine du Grand-Athènes. Ces estimations résultent de notre recherche primaire, mais aussi de sources secondaires.
Figure 1 : Paysages du sans-abrisme à Athènes
Source : Recherche primaire des auteurs et traitement de sources secondaires
Sans-abrisme invisible et informel : pauvreté et précarité
Ce phénomène concerne les foyers qui n’occupent pas de logement en propriété propre et qui subissent des conditions de pauvreté et d’exclusion correspondant à la définition d’Eurostat. C’est-à-dire des foyers qui ne possèdent pas leur propre logement et dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté, ou dont tous les membres adultes sont chômeurs, en emploi partiel, ou doivent faire face à des conditions de perte de logement. Nous estimons globalement que 13-14% de la population de l’Attique vit aujourd’hui dans de telles conditions, soit environ 514 000 personnes, dont 305 000 Grecs et 209 000 étrangers. Cette estimation correspond aux critères qui aux USA concernent les « très mauvaises conditions de logement » et que l’on utilise pour établir les priorités en matière d’allocations et pour établir des politiques de prévention. Ce nombre concerne ceux qui doivent faire face à des conditions extrêmement difficiles, qui augmentent de façon importante le risque de se retrouver à la rue si intervient quelque autre facteur aggravant (par ex. grave problème de santé, expulsion, impossibilité d’être hébergé par des amis, perte de personnes qui les aidaient, rupture des liens familiaux ou interpersonnels, etc.).
Il convient de relever que l’importance du sans-abrisme invisible et informel connaît une augmentation dramatique. Nous estimons que depuis le début de la crise, la population qui vit de telles conditions à Athènes a doublé. Cette augmentation est due à la montée brutale de la pauvreté et du chômage, ainsi qu’aux conditions spécifiques de la précarité et de la perte du logement dans les centres urbains densément peuplés du pays, par exemple l’incapacité des foyers à payer leurs frais de logement, notamment les loyers, l’entassement dans de petits logements, et l’insalubrité des logements. À titre indicatif pour 2013, selon la base de données on-line d’Eurostat concernant la population et les conditions de vie, le coût du logement pour les foyers pauvres représentait 71% de leur revenu disponible, 69% des foyers pauvres avaient des problèmes de retard pour régler leur loyer ou les factures d’eau et d’électricité, 45% des foyers pauvres vivaient dans des conditions de logement trop exigu. De plus les risques de pauvreté, de chômage et de sans-abrisme sont inégalement répartis entre Grecs et étrangers. Par exemple, le taux de pauvreté et d’exclusion se montait en 2013 à 32,6% pour les Grecs et à 68% pour les étrangers.
Sans-abrisme invisible et formel : ré-institutionnalisation et confinement
Cette forme de sans-abrisme comprend le recours à des formes d’hébergement inadaptées dans des institutions publiques de soins ou de prise en charge (hôpitaux, institutions psychiatriques, asiles, institutions pour la protection de l’enfance, foyers du troisième âge) ou des établissements pénitentiaires (centres de détention, prisons) en dérogation de leur objectif initial ou par prolongation de séjour injustifiée, ou sortie sans leur avoir assuré un logement stable. Après avoir exploité toute une série de sources secondaires et des informations primaires importantes, nous estimons que 9000 personnes se trouvent dans de telles conditions en Attique. Nos informateurs nous ont rapporté le caractère abusif des interpellations lors des interventions de police de grande ampleur baptisées XENIOS DIAS et les conditions inacceptables dans les centres de détention pour étrangers, le surpeuplement des foyers de réhabilitation psychiatrique, la fusion au pied levé d’hôpitaux psychiatriques et le transfert improvisé de patients dans des unités privées, grevant encore plus leurs familles, l’augmentation des demandes d’accueil dans des foyers pour enfants et des unités de réhabilitation psychosociale en raison de difficultés financières.
Ces développements créent de sérieux obstacles au développement de structures communautaires de santé mentale et font dévier la réforme en matière de psychiatrie en direction de la privatisation et de la ré-institutionnalisation au niveau local. On ignore ainsi l’expérience importante des institutions qui dans la décennie précédente ont été au premier rang pour développer des structures d’accueil pour la réhabilitation psychosociale et pour les services communautaires. De plus, le transfert et le « confinement » des étrangers dans des cellules ou des centres de détention sapent les efforts pour offrir un toit aux demandeurs d’asile et aux réfugiés entrepris en Grèce au début des années 2000 sous la pression d’organisations humanitaires.
Sans-abrisme visible et formel : urgence et aide au logement
Dans la précédente décennie, l’aide au logement pour les sans-abri se limitait à des foyers pour séjour limité gérés en majorité par l’administration locale ou des institutions publiques de prévoyance. Aujourd’hui on voit apparaître deux nouvelles formes d’intervention, qui suivent des philosophies différentes et où les ONG jouent un rôle de premier plan. Les autorités locales, malgré leur rhétorique politique, jouent un rôle secondaire. Les services et les refuges fournis par les services publics sont désormais très limités. Les entreprises privées et les organisations caritatives constituent la source la plus importante, vitale, pour le financement des ONG, mais aussi des autorités municipales. La moyenne du financement privé des projets que nous avons décrits se monte à 49% et le nombre total de ceux qui ont reçu une aide au logement sous une forme ou sous une autre est de 6400 personnes environ.
Le premier genre d’intervention, le plus fréquent, suit absolument la logique de l’assistance d’« urgence » : en plus des foyers pour séjour bref, il offre des refuges pour SDF, des foyers pour mineurs non accompagnés et pour femmes, des centres d’accueil pour demandeurs d’asile et réfugiés. Le nombre des personnes accueillies dans des structures de courte durée se monte pour 2013 à 1700 personnes environ (Grecs et étrangers étant en nombre quasi égal). Notre recherche primaire a permis de relever une augmentation des personnes hébergées en centres d’accueil et refuges depuis 2010, d’environ 40%. L’augmentation moyenne de la demande pour l’aide au logement entre 2010 et 2013, approche 60%.
Le deuxième genre d’intervention concerne des formes de logement subventionné et de prévention ciblée dans la communauté en allouant des appartements et en accordant des prêts immobiliers à des groupes vulnérables. Toutefois, le financement privé irrégulier, les conditions strictes et la durée de cette aide diminuent l’efficacité et surtout dévalorisent le caractère préventif et communautaire de ces interventions. Le nombre des personnes ayant bénéficié de ces mesures depuis 2013 se montaient à 4700 personnes (3600 Grecs et 1100 étrangers).
Les refuges et les structures d’« urgence » ont été créés grâce à des projets subventionnés par l’UE et conçus par le ministère du Travail. C’est dans le cadre de ces projets qu’ont été instaurés refuges, centres de jour, banques alimentaires, pharmacies et épiceries sociales. Les refuges offrent une solution provisoire à de nombreux SDF refoulés par les foyers de courte durée, en raison des conditions d’admission sévères, mais ne préviennent pas la précarité de logement.
Photographie 1: Entrée d’un Centre de jour géré par une ONG
Source : Kostas Gounis 2014
Les différents projets se réalisent souvent dans le même espace au service d’une grande variété de personnes, selon le sexe, l’origine ethnique ou l’âge, et reproduisent souvent dans un seul bâtiment le paysage multiculturel des quartiers du centre d’Athènes (carte 1 et photo 1). Un aspect important du fonctionnement des Centres de jour est qu’ils n’attirent pas seulement les « sans-abri des rues », mais aussi un large éventail de la population des pauvres invisibles au centre de la ville et qu’ils facilitent leur quête de services de santé. Les ONG prises en compte dans notre recherche assistent à elles-seules plus de 110 000 personnes dans le besoin ou sans assurance dans la zone métropolitaine d’Athènes. Par ailleurs, selon les chiffres de l’Église de Grèce et de l’Ordre des médecins d’Athènes, ce nombre est certainement plus proche de 200 000. D’un côté la diversité démographique et ethnique constitue un avantage pour les ONG et est liée à leur rôle dans la défense des droits humains. D’un autre côté, toutefois, le caractère conjoncturel de leur aide, le manque de coordination, de ressources et de spécialisation créent des pratiques originales qui obligent les personnes privées de leurs droits à de longs détours pour en bénéficier.
Carte 1 : Sans-abrisme visible et invisible à Athènes [3]
Source : Recherche des auteurs, interviews et recherche de bureau
Sans-abrisme visible et informel : aide directe et opérations coups de balai
Le nombre des personnes qui dorment en plein air ne peut être mesuré que par des méthodes d’approche et de relevé spécifiques. C’est pourquoi notre estimation de 1200-2360 personnes résulte de rapports de travailleurs de rue et de registres de centres de jour fonctionnant à Athènes et au Pirée. Ce nombre est peut-être plus grand si l’on y ajoute les utilisateurs de drogue qui passent occasionnellement la nuit dans les lieux publics. Une augmentation du nombre des sans-abri a été signalée par les travailleurs de rue pour 2011 et 2012. Toutefois trois organisations sont d’accord pour dire que pour les quartiers du centre d’Athènes, ce nombre n’a pas augmenté durant l’année 2013, en raison de l’ouverture de nouveaux refuges et de l’intensification des contrôles de police. Il vaut la peine de relever que par rapport à la décennie précédente, les actions d’approche dans la rue ont augmenté et ont été adoptées par des organismes qui se contentaient par le passé de recueillir les sans-abri. La carte 1 indique les point de travail de rue les plus populaires à Athènes, tout près de centres de jour nouvellement construits (par ex. photo 1) mais surtout en des points très symboliques avec un maximum de visibilité. Apparemment les opérations « coups de balai » dans les espaces publics et d’assistance de rue sont des pratiques contradictoires.
Nous pouvons souligner pour conclure que l’augmentation importante de la population visible des sans-abri due à la crise a trouvé un soulagement provisoire dans différents refuges et services d’aide sociale directe. Il semble que les flux qui vont de conditions de logements précaires à la rue ne sont pas si étendus que ce qu’en dit l’opinion publique, soit à cause du renforcement d’une solidarité sociale informelle soit à cause des opérations coups de balai dans les espaces publics. Toutefois l’augmentation des besoins exprimés par la population pauvre invisible est nouvelle pour les données européennes et crée une demande pour une aide globale à laquelle le système social répond de manière insuffisante et fragmentaire en déplaçant les responsabilités, sans les ressources adéquates, à la société civile.
[1] Le traitement et la cartographie des données ont été effectués par Dimitra Siatitsa, Dr École polytechnique Metsovio.
[2] La recherche a pu être réalisée grâce au concours de l’Observatoire grec du LSE et de la Banque nationale grecque. Les prises de position des auteurs du présent article n’expriment pas nécessairement les points de vue des organismes qui ont financé la recherche. (Arapoglou V., Gounis K., Siatitsa D., 2015, Revisiting the concept of shelterisation: insights from Athens Greece. European Journal of Homelessness Volume 9.2, pages 137-57. http://www.feantsaresearch.org/IMG/pdf/arapoglou-gounisejh2-2015article6.pdf)
[3] La privation multiple de la pauvreté invisible a été enregistrée pour la municipalité d’Athènes en utilisant les données Urban Audit 2005 d’Eurostat.
Référence de la notice
Arapoglou, V., Gounis, K. (2015) L’État fantôme : le sans-abrisme visible et invisible à Athènes en 2013, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/sans-abris-et-etat-fantome/ , DOI: 10.17902/20971.29
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Arapoglou V and Gounis K (2014) Caring for the homeless and the poor in Greece: Implications for the future of social protection and social inclusion. Athens. Available from: http://www.lse.ac.uk/europeanInstitute/research/hellenicObservatory/CMS pdf/Research/NBG_2013_Research_Call/Arapoglou-Gounis-(PROJECT-REPORT).pdf.
- Arapoglou V, Gounis K and Siatitsa D (2015) Revisiting the Concept of Shelterisation: Insights from Athens, Greece. European Journal of Homelessness 9(2): 137–157. Available from: http://www.feantsaresearch.org/IMG/pdf/arapoglou-gounisejh2-2015article6.pdf.
- Cloke P, May J and Johnsen S (2010) Swept up lives: re-envisioning the homeless city. 1st ed. Chichester, West Sussex: John Wiley & Sons.
- FEANTSA (2012) Monitoring Report on Homelessness and Homeless Policies in Europe. On the Way Home? Brussels. Available from: http://www.feantsa.org/spip.php?article854.
- FEANTSA (2006) Fifth Review of Statistics on Homelessness in Europe. Brussels. Available from: http://www.feantsaresearch.org/IMG/pdf/2006_fifth_review_of_statistics.pdf.
- Hopper K (1991) Homelessness old and new: The matter of definition. Housing Policy Debate, Routledge 2(3): 755–813. Available from: http://dx.doi.org/10.1080/10511482.1991.9521072.
- Keil R (2009) The urban politics of roll with it neoliberalization. City, Taylor & Francis 13(2–3): 230–245.
- Peck J (2012) Austerity urbanism. City, Routledge 16(6): 626–655. Available from: http://dx.doi.org/10.1080/13604813.2012.734071.
- Wolch JR (1989) The shadow state: transformations in the voluntary sector. 1st ed. In: Wolch J and Dear M (eds), The power of geography: How territory shapes social life, New York: Routledge, pp. 197–221.