Stratification socioprofessionnelle de la capitale, 1860-1940
Bournova Eugenia|Dimitropoulou Myrto
Histoire, Structure Sociale
2015 | Déc
Extension et densité de la population de la capitale
La densité de la population tout au long de la période demeure assez faible : 172 habitants à l’hectare en 1879 et à peine 91 en 1907. La faible densité de 1907 est due au fait que la ville quintuple sa superficie en intégrant des zones « rurales » peu peuplées. À la veille de la guerre, la densité augmente mais reste très faible, à peine 127 habitants à l’hectare en 1940.
Figure 1: Évolution de la population de la municipalité d’Athènes, 1834 – 1951
Source : Recensements des années mentionnées
Tableau 1: Composition socioprofessionnelle de la capitale, 1860-1910 (%)
Source : Actes de décès de l’état civil de la municipalité d’Athènes des années 1859-1868, 1879-1884 et 1899-1902 et Guide de Ν. Igglesis de 1910.
L’Athènes de la seconde moitié du 19e siècle et du début du 20e est une ville d’artisans, de petite industrie et de petit commerce : c’est cette image qui ressort clairement du dépouillement des actes de décès de l’état civil de la municipalité d’Athènes. La répartition que l’on trouve dans le Guide commercial de N. Igglesis de 1910 [1] – qui décrit un à un tous les professionnels d’Athènes, bien qu’il n’inclue pas une partie importante des couches populaires, comme les journaliers – confirme le rôle important des commerçants, artisans et gens de métier.
Durant la période suivante, et jusqu’en 1940 viennent s’ajouter à la population de la municipalité d’Athènes environ 150 000 réfugiés, qui ont gonflé certainement les couches populaires de la capitale. Toutefois, la composition socioprofessionnelle de la population à la veille de la seconde Guerre mondiale n’est pas connue, puisque les seules informations dont nous disposions sont les résultats du recensement de 1928. Le Guide commercial de N. Igglesis de 1939, qui se limite désormais à ceux qui disposent de locaux professionnels (et laisse donc de côté les salariés, les employés du privé et les fonctionnaires, et les ouvriers), nous offre une image de la ville avec des couches moyennes gonflées, surtout par des commerçants, des restaurateurs, des agents immobiliers, des hôteliers, des entrepreneurs, des assureurs et des artisans, mais avec une présence importante de professions libérales supérieures.
Tableau 2: Classement socioprofessionnel des professions d’Athènes mentionnées dans le Guide commercial de Ν. Igglesis de 1939
Source : Guide Ν. Igglesis 1939
Choix du logement et localisation des groupes sociaux
Pour le 19e siècle, mais aussi pour le début du 20e, les sources font apparaître une ségrégation sociale faible. Le phénomène de coexistence est dû à l’extension relativement limitée de la capitale, où les usages du sol ne se sont pas encore différenciés. Ainsi les couches populaires ne sont pas exclues du centre-ville, où l’élite choisit de demeurer et où sont concentrées toutes les activités administratives, économiques et culturelles.
Carte 1: Pourcentage (%) des couches populaires sur l’ensemble des personnes ayant une occupation dans la municipalité d’Athènes par paroisse (1859-1868)
Dans les années 1860 [2], les couches populaires habitent principalement en bordure de la nouvelle ville (carte 1) : dans le quartier d’Exarchia (paroisse de Ζ. Pigis) mais aussi dans une partie du quartier de Psyrri, principalement dans la paroisse Ag. Dimitrios, et dans la paroisse Ag. Anargyri. On retrouve une concentration importante également dans 7 autres quartiers, tous faisant partie du noyau initial de la capitale. Cinq d’entre eux d’ailleurs sont des quartiers qui constituaient les limites de la vieille ville, les 2 derniers se trouvant sur les flancs de l’Acropole. Il s’agit des paroisses de Karytsis, Ag. Philippos, Metamorfosi, Ag. Ekaterini et Ag. Apostoli. Les deux dernières sont les paroisses de Romvi et de Monastiraki.
Carte 2: Pourcentage (%) des couches supérieures sur l’ensemble des personnes ayant une occupation dans la municipalité d’Athènes par paroisse (1859-1868)
Les couches aisées (carte 2) habitent principalement la paroisse Ag. Georgios Karytsis, la paroisse Metamorfosi Sotiros, mais aussi à Exarchia. La première se trouve dans le voisinage immédiat de l’Université, du Tribunal d’instance, de la Banque Nationale, et elle a comme frontière à l’est le boulevard de la ville, la rue Panepistimiou. La deuxième est très proche du Palais, du Jardin Royal (Jardin national) et de la place Syntagma. On trouve également une présence importante des élites à d’autres endroits de la ville, dans la paroisse de Romvi, près de l’évêché, tout près de trois ministères : au 11 de la rue Ermou se trouvait le ministère de la Justice, et au 81, le ministère des Cultes et de l’Éducation nationale, tandis qu’au carrefour des rues Mitropoelos et Nikis se trouvait le ministère des Affaires étrangères. On trouve également une concentration des élites dans la paroisse Agii Theodoroi (le quartier qui entoure le premier Palais, la Banque nationale et d’autre fondations de l’époque, limité par deux grandes rues, la rue Panepistimiou et la rue Athinas, ainsi que par la place Omonia), ainsi que dans le quartier commercial de Psyrri (Agii Anargyri et Agios Dimitrios).
La ségrégation des couches sociales n’est pas très forte et les couches sociales qui constituent l’élite coexistent avec les couches populaires. Toutefois, les paroisses qui se trouvent de chaque côté de la rue Ermou, à l’ouest, et celles qui se trouvent sur les flancs de l’Acropole, sont habitées exclusivement par les couches les plus pauvres.
À l’aube du 20e siècle, l’extension de la ville a été multipliée par sept, tandis que la population a quadruplé par rapport à 1860. Selon les actes de décès de l’état civil des années 1899-1902 [3] les couches populaires (carte 5) semblent commencer à abandonner le centre historique de la ville pour s’étendre dans toutes les directions et préférer des quartiers qui se trouvent en dehors des limites de la vieille ville. Aucun des quartiers dans lesquels les couches populaires enregistrent les pourcentages les plus élevés en 1900 n’apparaît sur la carte de la période précédente. La seule paroisse qu’elles continuent d’occuper fortement est la paroisse Agia Ekaterini, où résident un nombre important de cochers et d’employés des tramways. D’ailleurs, c’est par l’avenue Amalias, qui jouxte cette paroisse, que passaient les lignes du tram en direction de Faliro, et tout près se trouvait également le Zappeion, où les trams provenant d’Omonia avaient leur terminus.
Carte 3: Pourcentage (%) des couches populaires sur l’ensemble des personnes ayant une occupation dans la municipalité d’Athènes par paroisse (1899-1902)
Les couches populaires prédominent dans la paroisse éloignée Agios Spyridon, l’actuel Pangkrati, qui a fait l’objet d’un premier plan en 1886. Le quartier est clairement coupé du reste de la ville, puisqu’entre les deux se trouvent le jardin du Palais et le Zappeion, sa limite naturelle étant le cours de l’Ilissos. Un deuxième pôle d’attraction pour les couches populaires est le quartier du Céramique (entre la station terminus de l’époque, le Thisio, et la rue Pireos, à la hauteur de l’Usine à gaz) ainsi que la zone agricole du Prophète Daniel. Le troisième pôle d’attraction se trouve au nord de la ville, dans les quartiers d’Agios Pavlos et d’Agios Konstantinos-Vathi, qui jouxte directement le Metaxourgeio, une zone de production de la capitale avec des ateliers importants. Plus au nord, la zone agricole de Patisia rassemble un assez grand nombre de jardiniers et d’ouvriers.
Il vaut la peine enfin de souligner la présence de couches populaires (en petit nombre) dans le quartier de Neapoli, où selon un journaliste anonyme de la Revue économique, s’est déjà créé en 1873 un noyau de logements populaires : « Les ouvriers ont la tendance naturelle d’acquérir une propriété foncière ; il s’agit d’un phénomène économique passablement développé en Grèce, comme le démontrent facilement les logements pour la plupart ouvriers à la périphérie d’Athènes, le long de l’Ilissos et entre le Lycabette et Pinakotes » [4].
Bien que la coexistence des couches populaires avec les couches supérieures se poursuive, il semble que l’élite s’éloigne également du centre commercial de la capitale pour se diriger clairement vers le nord et le nord-est, tout en restant à l’intérieur des limites de la ville (carte 6). L’élite athénienne réside d’abord dans le quartier d’Agios Konstantinos-Vathi, un quartier qui comme nous l’avons vu, concentre également un pourcentage élevé de couches pauvres. Le deuxième choix semble être le quartier voisin d’Exarchia. Il s’agit là de deux nouveaux quartiers, à proximité directe d’Omonia et de l’École polytechnique, mais également proche du centre économique et administratif de la capitale. L’élite se concentre également à Kolonaki – qui deviendra dans les décennies suivantes le beau quartier de la capitale, – ainsi qu’à Neapoli.
Carte 4: Pourcentage (%) des couches supérieures sur l’ensemble des personnes ayant une occupation dans la municipalité d’Athènes par paroisse (1899-1902)
L’éloignement des couches pauvres du centre d’Athènes est clairement plus important que celui des élites. L’élite athénienne, comme cela arrive dans beaucoup d’autres capitales européennes, choisit de rester au centre-ville où sont concentrées toutes les activités économiques et administratives. D’ailleurs la première banlieue sur le modèle des garden cities anglaises, Psychiko, au nord d’Athènes, mais très proche du centre-ville, a été créée dans les années 1930.
Carte 5: Concentration des couches supérieures dans la municipalité d’Athènes (1910)
La cartographie des données du Guide commercial de Ν. Igglesis de 1910 [5] confirme d’une part la localisation claire des élites au centre-ville, avec une préférence pour le côté est de l’axe imaginaire vertical, d’autre part son extension vers le nord. Les couches supérieures entourent quasiment le Jardin national, et s’étendent jusqu’au Lycabette en passant par Kolonaki, mais aussi au nord de la place Omonia, comme au siècle précédent, tandis qu’elles créent un nouveau petit foyer à Kypseli. Les 740 avocats qui en 1910 sont disséminés dans tout le centre préfèrent d’une part les rues Ippokratous, Zoodochou Pigis et Solonos, qui sont proches des tribunaux (rues Stadiou et Santaroza, mais aussi rue Efpolidos, à Omonia), d’autre part les rues Pireos, Menandrou, Deligiorgi, voire Sophokleous, à proximité des banques et de la bourse. Les 12 armateurs sont installés surtout autour du Palais et de Syntagma, mais aussi au commencement de la rue Patision. Nous trouvons les 470 médecins de la ville dans presque toutes les rues du centre, aussi bien autour de Syntagma qu’autour d’Omonia, où se trouvent leurs cabinets ou les « cliniques privées » de l’époque. Les 45 dentistes sont plus concentrés autour de Syntagma, à peu de distance de l’École dentaire, rue Mitropoleos 35. Les professeurs d’université résidaient dans les rues proches de l’Université tandis que les professeurs de l’École polytechnique dans les rues entourant celle-ci. Il semble que ce soit les 230 ingénieurs qui présentent la plus grande dispersion, puisque l’on ne constate pas de préférence particulière pour quelque rue ou quartier. Les 40 notaires d’Athènes se trouvent également au centre-ville, autour de Plaka, de la Mairie ou d’Omonia, ainsi que dans le quartier d’Agios Konstantinos-Kyklovoros. Les quelque 70 députés habitent principalement près du Parlement, c’est-à-dire à Kolonaki, à Syntagma et à Omonia.
Carte 6: Concentration des couches populaires dans la municipalité d’Athènes (1910)
De l’autre côté, les couches populaires (bien que nous n’ayons pas de renseignements sur l’ensemble des hommes qui les constituent, en raison de l’enregistrement partiel effectué par le Guide économique des travailleurs journaliers non spécialisés ou des employés du secteur privé) s’étendent dans toutes la capitale et coexistent avec les couches supérieures, mais leur densité est beaucoup plus grande dans le centre historique de la capitale. Nous avons bien sûr rangé dans les couches populaires les 1048 ateliers de tailleur pour homme, les 947 cafés « sans téléphone » et les 628 merceries, qui sont certes disséminés dans toute la ville pour répondre aux besoins des habitants dans tous les quartiers, mais qui se concentrent davantage au centre-ville.
Carte 7: Concentration des couches populaires dans la municipalité d’Athènes (1939)
À la veille de la seconde Guerre mondiale, il semble que l’on assiste à la fixation d’une situation qui indique le début d’une ségrégation dans l’espace : il y a une tendance générale à la concentration des couches populaires vers l’ouest et des élites au nord et à l’est. Toutefois, dans les extensions urbaines de l’époque, dans les zones les plus éloignées de la ville, qui ont été intégrées au plan d’urbanisme après 1920, il apparaît une concentration aussi bien des groupes de standing supérieur de l’élite que des couches populaires, avec l’urbanisation de la région jusque là agricole de Patisia.
Cartes 8&9: Pourcentage (%) des couches populaires sur l’ensemble des personnes ayant une occupation dans la municipalité d’Athènes. Périodes 1910 et 1939
Plus précisément, en 1940, les avocats, les ingénieurs et les médecins, ainsi que les armateurs, les banquiers et d’autres représentants de l’élite sociale et économique, préfèrent, outre Kolonaki et le quartier du Musée, les quartiers est de la zone centrale de la capitale (Pangkrati acquiert à ce moment-là son caractère urbain) et la zone de campagne de Patisia, augmentant ainsi les pourcentages de l’élite installée au nord de la ville : 4 ingénieurs en 1939, du nom de Georgopoulos, sont enregistrés à la même adresse, Patision 236, sans doute les membres d’une même famille partageant le même toit. La seule exception est constituée par la présence de l’élite dans le quartier au sud de l’Acropole, aux alentours de la rue Dionysiou Areopagitou.
Carte 10: Concentration des couches populaires dans la municipalité d’Athènes (1939)
Cartes 11 & 12: Pourcentage (%) des couches supérieures sur l’ensemble des personnes ayant une occupation dans la municipalité d’Athènes. Périodes 1910 et 1939
Les conflits armés qui suivirent et les bouleversements sociaux d’après-guerre n’ont pas inversé cette tendance.
[1] Les Guides de Igglessis sont conservés à la bibliothèque de la Chambre du Commerce et de l’Industrie d’Athènes. Ils ont été édités de 1905 à 1957.
[2] Pour la période 1859-1868, les données pour les couches populaires et supérieures proviennent de 485 et 112 actes de décès de l’état civil de la municipalité d’Athènes.
[3] Pour la période 1899-1902, les résultats proviennent de 1197 actes de décès de l’état civil de la municipalité d’Athènes pour les couches populaires et de 288 actes pour les couches supérieures.
[4] « Quartiers ouvriers », Revue économique, année I, fasc. VII, septembre 1873.
[5] Bien que le rédacteur du Guide ne suive pas une méthode précise, il s’appuie sans doute sur les fiches du recensement de 1907. Il enregistre ainsi une part importante de la population masculine active, supérieure à 26%: au total sur 94 000 hommes recensés en 1907, dans la capitale, 67 500 avaient plus de 15 ans, et le Guide enregistre 17 640 hommes exerçant une activité ou retraités. Il semble que les ouvriers non spécialisés n’aient pas fait l’objet d’un enregistrement, sauf rares exceptions. Les femmes sont enregistrées seulement dans la mesure où elles exercent une profession, bien que parfois soient enregistrées des veuves ou des femmes sans mention de profession. Pour des études partielles concernant l’histoire économique et sociale d’Athènes entre 1860 et 1960, v. http://www.social-history-of-modern-athens.gr/el/».
Référence de la notice
Bournova, E., Dimitropoulou, M. (2015) Stratification socioprofessionnelle de la capitale, 1860-1940, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/stratification-sociale-1860-1940/ , DOI: 10.17902/20971.53
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Ποταμιάνος Ν (2011) Η παραδοσιακή μικροαστική τάξη της Αθήνας : μαγαζάτορες και βιοτέχνες 1880-1925. Πανεπιστήµιο Κρήτης. Available from: http://elocus.lib.uoc.gr/dlib/6/f/8/metadata-dlib-1330425501-380121-25886.tkl#.
- Χατζηιωάννου Μ-Χ και Αγριαντώνη Χ (1995) Το Μεταξουργείο της Αθήνας. Χατζηιωάννου Μ-Χ, Ζιούλας Χ, Παπανικολάου – Κρίστενσεν Α, κ.ά. (επιμ.), Αθήνα: Κέντρο Νεοελληνικών Ερευνών Εθνικό Ίδρυμα Ερευνών (ΚΝΕ – ΕΙΕ). Available from: http://hdl.handle.net/10442/7739.
- Bournova E and Garden M (2014) Naître à Athènes dans la première moitié du xxe siècle. Démographie et institutions. In: Annales de démographie historique, CONF, Belin, pp. 209–230.
- Dimitropoulou M (2008) Athènes au XIXe siècle : de la bourgade à la capitale. Université Lumière, Lyon II.