La ville assiégée : Urbanité de guerre dans l’Athènes moderne
Daliou Sofia|Kandylis George|Sagia Alexandra
Migration, Politique
2015 | Déc
Ces dernières années, la zone métropolitaine d’Athènes est appréhendée, avec une intensité variable, comme victime de menaces très variées contre la sécurité de ses habitants, de leurs biens, des entreprises, bâtiments officiels et espaces publics. Il ne s’agit pas là d’une préoccupation nouvelle, car on peut retrouver des vagues de panique morale prenant pour cible différents groupes sociaux dans plusieurs décennies passées. Toutefois, on voit apparaître vers 2000 une image plus élaborée du dogme de la sécurité à Athènes, dans le sens d’un état de siège permanent, quand la Grèce se préparait aux Jeux Olympiques en votant des lois antiterroristes, en démantelant des « organisations terroristes », en éloignant du centre de la capitale les personae non gratae, en installant des technologies de surveillance, en testant des zones de circulation réduite.
Le discours dominant de la ville sécurisée se construit, indépendamment des « chiffres réels » de la délinquance et de la criminalité, comme une crise globale de la sécurité dans la ville, qui tend à être dans l’espace le reflet visible de la « crise » de la société grecque. Dans la rhétorique des hommes politiques, des journalistes, des organes administratifs et des analystes, le traitement idéologique de cette crise a permis de hisser le rétablissement de la sécurité au niveau d’une guerre qui a déjà lieu sur le territoire de la ville (Graham 2010). Cela ne saurait mieux se résumer que dans l’appel de l’ancien premier-ministre Antonis Samaras, quelques mois avant son entrée en fonction en 2012 : « il faut reconquérir nos cités ». Les spectaculaires opérations de police, l’identification d’ennemis intérieurs et extérieurs, le refoulement et l’isolement de ces ennemis, les préparations de guerre, la privatisation et la diffusion de l’insécurité, sont quelques-uns des moments de cette guerre.
Présence policière spectaculaire
L’intensification de la violence policière contre les manifestants n’est pas liée obligatoirement à la tension ou à la combativité des manifestations. L’enjeu semble être au contraire de consolider la capacité de répression, en modernisant la capacité opérationnelle des organes de la Police nationale (ELAS) : création de nouvelles unités motorisées, utilisation de forces de police exagérément disproportionnées, recours à des méthodes de confinement physique des manifestants, recours à des interpellations préventives, action de policiers en civil, ciblage sélectif de certains groupes de manifestants, évacuations des bâtiments occupés (photo 1).
Photographie 1 : La place Syntagma, 29/6/2011
Source: www.youtube.com/watch?v=S20_JuaX8gg)
Il s’agit de ce que nous pourrions appeler un modèle de présence policière spectaculaire, dans le sens de la publicité accordée systématiquement par la police nationale aux moyens disponibles pour exercer la violence (et parfois aux résultats de leur emploi), qui semble viser à décourager par avance les manifestants. Un cas limite, mais significatif, de cette « théâtralisation » est le blocage par la police du centre d’Athènes lors de la visite du ministre allemand des Affaires étrangères en été 2013 ; on avait alors interdit les manifestations en encerclant la zone interdite dans un large rayon autour du Parlement grâce à des unités de la police antiémeute et de très nombreux véhicules, y compris dans des quartiers où aucune manifestation n’avait été prévue (carte 1). Ce qu’on a réussit à bloquer ainsi, ce fut la vie normale du centre-ville, puisque Athéniens et touristes ne pouvaient passer qu’en se faufilant au milieu de troupes en armes sous le regard inquisiteur des gardes (cartes 1-4).
Dans une certaine mesure, on peut voir tous les jours dans les rues du centre d’Athènes une relation similaire entre le quartier d’affaires/centre-ville et le palais présidentiel, puisque la présence policière spectaculaire devient régulière et s’étend avec les factions et les patrouilles régulières d’unités antiémeutes et de motards en différents points névralgiques, de jour comme de nuit (cartes 2-4). Il est évident que le spectacle de la présence permanente de forces de police équipées d’armes automatiques, de casques, de gaz lacrymogènes, etc., ne décourage pas de la même manière les différents groupes de passants, en créant des inégalités inattendues et variées en ce qui concerne la possibilité de se déplacer en ville, selon l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’origine, la classe sociale, la situation financière, etc.
Les globules blancs du corps de la ville
En août 2012, la police nationale a lancé une opération d’interpellation massive des migrants au centre d’Athènes, baptisée de l’oxymore « Xenios Dias » (Zeus hospitalier). C’était la première fois qu’une opération de ce genre recevait un nom de code autre que « opération coup de balai » (déjà populaire dans les années 90 avec les expulsions des premiers migrants albanais). Comme on l’a vu par la suite, cette appellation visait à mettre en avant le déplacement des migrants comme un modèle durable de politique migratoire, tout d’abord dans le cadre d’actions impressionnantes (par ex. fermeture de la Gare de Larissa), puis dans le cadre d’une routine bien établie, dont les pratiques vont des formalités d’une interpellation non violente à la concentration d’un grand nombre de migrants obligés de rester debout pendant plusieurs heures ou de se déplacer en obéissant à des ordres quasi militaires. La couverture initiale des événements par la télévision a été suivie de communiqués de presse formels quotidiens de la Police nationale. L’opération « Xenios Dias » a été suivie, en été 2014, par l’opération « Thiseas » (photo 2).
Photographie 2 : Opération « Xenios Dias », rue Menandrou
Source: www.youtube.com/user/EllinikiAstynomia.
Entretemps avaient eu lieu les élections de mai 2012, après des centaines d’interpellations et d’examens médicaux obligatoires, et l’arrestation de trente-deux femmes séropositives et leur humiliation publique via la publication par la police de leurs photos sur Internet, au nom de la « défense de la santé publique », puisque « le SIDA se transmet d’une migrante illégale à son client grec, et à la famille grecque » (déclarations du ministre de la Santé, 16/01/2011). L’opération « Thetis » (mars 2013) a eu moins de publicité : il s’agissait de déplacer des centaines d’utilisateurs de drogue du centre d’Athènes jusqu’aux installations de la Police nationale à Amygdaleza, où ils ont été soumis de force à des examens médicaux.
Au delà de l’objectif de nettoyer de façon durable les quartiers de la ville, l’élément commun de toutes ces opérations est la médicalisation de la sécurité. En collaboration avec du personnel des services médicaux publics (Centre national pour le contrôle et la prévention des maladies, Centre national des opérations de santé), les forces de police découvrent des personnes suspectes de transmettre une infection et en retirent ceux qui sont infectés pour les isoler du corps sain de la ville.
Quarantaine : les centres de détention
Nulle part ailleurs on ne pratique plus systématiquement l’isolement que pour les migrants sans papiers, que l’on accuse non seulement de transmettre des infections, mais aussi d’invasion. Depuis avril 2012, l’ouverture de nouveaux centres de détention aux environs d’Athènes (Amygdaleza, Acharnes, Corinthe) ainsi que dans des régions frontières ou autres du pays a été présentée comme la solution définitive au problème. Avec ces centres de détention ressemblant à des camps de concentration (on a récupéré d’anciennes installations militaires, avec des baraquements alignés au cordeau, dénués parfois même des infrastructures élémentaires), nous avons affaire à une inversion du spectacle de la sécurité, puisque l’exposition préalable à la menace est suivie de sa disparition, dans des quartiers et des espaces imperméables au regard quotidien. Même si les rapports successifs d’organismes internationaux ou d’ONG sur les conditions inhumaines de détention (Cheliotis 2013) ont réussi à faire douter de cette disparition, l’enfermement d’un nombre inconnu de migrants dans un très grand nombre de cellules des commissariats signifie qu’il existe des espaces obscurs de détention disséminés dans quasi toutes les zones résidentielles du tissu urbain (photo 3).
Photographie 3: Centre de détention d’Amygdaleza
Source: entefktirio.blogspot.gr
Économie privée de la sécurité : valeur ajoutée à la protection
Les informations dont nous disposons révèlent un accroissement impressionnant des services de sécurité privés. Bien que le nombre des policiers de base servant dans la zone métropolitaine au sens large de l’Attique ait augmenté de façon importante entre 2001 et 2011 (passant de 16 400 à 26 000 environ, selon les chiffres provenant du « Panorama des données de recensement 1991-2001 » du Centre national de Recherches sociales sur un échantillon de 10% du matériel de recensement de 2011 qui a été traité), le total des personnes employées par les entreprises du secteur des services de protection personnelle a, au cours de la même période, plus que doublé (passant de 5300 à 12 360, secteurs d’activité Ν80.1, Ν80.2). L’indicateur de chiffre d’affaires pour les entreprises de sécurité, l’année de référence étant l’année 2005 (=100), a atteint au premier trimestre 2014 le chiffre de 137,1, après avoir enregistré des valeurs très élevées entretemps et conquis une place de choix parmi les autres secteurs des services.
Les services des sociétés de sécurité constituent un réseau de sécurité individuelle qui couvre les besoins particuliers des personnes, des maisons, des magasins, des bureaux. Ce réseau s’étend parallèlement dans l’espace public, non seulement par les rondes effectuées autour des résidences privées ou par la surveillance des bâtiments officiels par des gardes privés, mais aussi par l’extension de leur responsabilité dans l’espace intérieur des bâtiments surveillés, dans les réseaux de transport public, sur les campus, voire dans la surveillance de zones urbaines entières [1] (photo 4).
Photographie 4: Salle de contrôle d’une société privée de sécurité
Source: www.facebook.com/Taurushellas
L’insécurité et son public
La demande pour des services de sécurité privatisés se reflète dans les affichettes de dissuasion et d’interdiction en tous genres qui fleurissent dans les rues d’Athènes, dans les entrées des immeubles, dans les pilotis, aux vitrines des magasins, sur les clôtures des cours. Ces messages, qui vont du simple avertissement à la menace de rétorsions, composent, de concert avec les clôtures, les portes blindées, les caméras de surveillance, etc., l’espace de l’insécurité ordinaire, quotidienne, et résument la demande toujours insatisfaite pour davantage de sécurité. Une demande qui exprime le besoin personnel de se barricader, mais aussi le rétrécissement de l’espace public dans un enchevêtrement de portes et de couloirs à défendre. Les préoccupations privées que l’on rencontre dans ce genre de public (Εμμανουηλίδης & Κουκουτσάκη 2013), préparent le terrain pour l’apparition de la violence qui vise l’expulsion (voire parfois l’extermination) de tous ceux qui ont été qualifiés a priori de miasmes (figure 1).
Figure 1: Messages de sécurité aux rez-de-chaussée de bâtiments dans quelques rues d’Athènes prises au hasard
Source : Οbservation sur place
[1] Sur le site web d’une société de surveillance, nous lisons : « Depuis début décembre a commencé le service “Gardien de quartier” dans la zone nord de la municipalité de Halandri et dans la municipalité de Glyfada. La société X*** est la première à apporter en Grèce un service vraiment unique en créant un réseau de gardes spécialisés qui patrouillent chaque jour pour la sécurité des gens et des magasins ».
Référence de la notice
Daliou, S., Kandylis, G., Sagia, A. (2015) La ville assiégée : Urbanité de guerre dans l’Athènes moderne, in Maloutas Th., Spyrellis S. (éds), Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr/article/ville-assiegee/ , DOI: 10.17902/20971.45
Référence de l’Atlas
Maloutas Th., Spyrellis S. (éd.) (2015) Atlas Social d’Athènes. Recueil électronique de textes et de matériel d’accompagnement. URL: https://www.athenssocialatlas.gr/fr , DOI: 10.17902/20971.9
Références
- Εμμανουηλίδης Μ και Κουκουτσάκη Α (2013) Χρυσή Αυγή και Στρατηγικές Διαχείρισης της Κρίσης. Αθήνα: Futura.
- Cheliotis LK (2013) Behind the veil of philoxenia: The politics of immigration detention in Greece. European Journal of Criminology, Sage Publications 10(6): 725–745.
- Graham S (2010) Cities under siege: The new military urbanism. 1st ed. London, New York: Verso Books.
- Xenakis S and Cheliotis LK (2013) Spaces of contestation: Challenges, actors and expertise in the management of urban security in Greece. European Journal of Criminology, Sage Publications 10(3): 297–313.